Faubourg Saint-Roch
En attendant l'arrivée de son employeur, elle parcourut la correspondance des dernières semaines, afin de se familiariser avec les affaires en cours.
Un peu avant neuf heures, Thomas Picard arriva de son pas vif habituel, afficha un air de surprise en l'apercevant, comme s'il s'était attendu à voir Fulgence Létourneau.
— Bonjour, Monsieur. Nous aurons encore une chaude journée.
— Bonjour. Donnez-moi une quinzaine de minutes, et
venez me voir.
Ainsi, les commentaires sur le climat paraissaient superflus. La jeune fille se le tiendrait pour dit. Le commerçant ouvrit la porte de son bureau, accrocha son chapeau de paille au mur avant de s'enfermer. À un cliquetis, Marie comprit qu'il décrochait le téléphone.
Au moment où elle le rejoignit un peu plus tard, Thomas lui dit en désignant la chaise devant lui :
— Asseyez-vous, mademoiselle Buteau.
Au moment de couvrir la courte distance qui la séparait du siège, la secrétaire sentit sur elle le regard appréciateur de son patron. Finalement, Alfred avait eu raison, la veille... et elle aussi. Avec un habillement plus flatteur, non seulement ses anciennes collègues sentaient une nouvelle distance s'établir, mais le patron le lui confirmait de belle façon.
— D'ici quelques minutes, le courrier du matin sera sur votre bureau. Vous ouvrez tout, sauf si l'enveloppe porte la mention «personnel» ou «confidentiel». Parfois, les gens mettent les deux.
Fulgence lui avait déjà expliqué tout cela. Elle attendit la suite en exprimant son assentiment d'un signe de tête.
— Vous répondez sans attendre à ce qui tient de la routine, en gardant une copie. Vous m'apportez sans tarder ce qui semble urgent.
—J'espère que je saurai faire la différence.
— Vous apprendrez.
A son ton, Marie comprit que les apprentissages devraient se faire rapidement. Puis elle retourna vers son bureau.
— Souhaitez-vous que je ferme la porte? demanda-t-elle.
— Non, laissez ouvert. Avec cette chaleur, mieux vaut profiter du courant d'air.
C'était un second apprentissage : après avoir effectué un appel urgent, le patron acceptait de commenter la température. Ou peut-être tenait-il simplement à avoir l'initiative en ce domaine.
Tout le monde ne lisait pas les journaux. De toute façon, une partie appréciable des habitants de la ville ne savait pas ses lettres. Déjà, pour faire connaître sa présence en ville et l'heure des représentations, la petite troupe d'artistes qui accompagnait le congrès de l'Association des bicyclistes canadiens avait organisé une parade bruyante dans les rues de la ville. Toutefois, la nuisance prenait une dimension nouvelle quand un cirque aux prétentions démesurées honorait Québec d'une visite de quelques jours.
Alors qu'il se dirigeait vers un petit restaurant au coin des rues Saint-Joseph et de la Couronne, afin de prendre un dîner hâtif qui se prolongerait peut-être un peu, Alfred se retrouva immobilisé un long moment par la procession du cirque Wallace. Après des clowns irrévérencieux, des écuyères vêtues de costumes si peu décents à leurs yeux que tous les curés de la ville pesteraient encore une fois contre les dangers du monde moderne du haut de leurs chaires, quelques fauves un peu miteux enfermés dans des cages, les badauds sur les trottoirs crièrent leur joie à la vue de trois éléphants.
— Comme ils sont gros, clama quelqu'un dans les oreilles du chef de rayon, emporté par l'enthousiasme.
— C'est exactement ce que se disent les employés municipaux qui ramassent les excréments dans les rues, répondit celui-ci sur le même ton.
L'autre lui jeta un regard étonné, retourna son attention vers le véhicule suivant, une curieuse machine munie d'une triple rangée de tuyaux de cuivre. Elle fonctionnait à la vapeur, puisqu'un véritable nuage blanc s'en échappait. Au moment de croiser l'intersection de la rue Saint-Joseph, le mystérieux appareil révéla sa véritable nature dans un tintamarre de fin du monde : un orgue mécanique !
Si toutes les personnes des deux côtés de la rue sursautèrent, la réaction du cheval attelé à la charrette d'un livreur de pain se montra plus dramatique. La bête se cabra entre les traits, levant des sabots menaçants sur les passants. Ce qui devait arriver arriva: un garçon d'une quinzaine d'années reçut un coup sur la tête qui l'étendit raide.
Alfred se précipita,
Weitere Kostenlose Bücher