Fidel Castro une vie
York, « dans les entrailles du monstre », selon le mot célèbre du plus illustre des Cubains avant Castro, José Martí.
Les dix journées passées par Fidel dans la presqu’île de Manhattan resteront un des cauchemars de l’Amérique officielle. Débarqué le 18 septembre avec quatre-vingts
barbudos
et deux cents malles au Shelbourne, un hôtel de l’East Side, le
Lider
en claque les portes le lendemain. La direction a eu l’audace de demander à la délégation de verser dix mille dollars de caution : le bruit que les Cubains, ces temps-ci, sont mauvais payeurs envers les Américains s’est répandu ! Fidel fonce au siège de l’ONU, pousse la porte du secrétaire Dag Hammarskjöld et le prie de résoudre ce problème. Faute de quoi, dit-il, lui-même et ses « montagnards » iront camper à Central Park. Bien que l’affaire ne le concerne pas, le placide Scandinave s’entremet. On trouve un hôtel en plein
downtown
, le Commodore : son patron, le magnat Zeckendorf, accepte de loger tout ce monde gratis. Refus ! Alors le Cubain et sa suite filent au Teresa, un palace situé très haut dans Harlem où des personnalités noires du monde entier se retrouvent volontiers. On apprendra que la réservation y a été faite dès avant l’entrevue avec Hammarskjöld ! Castro aime jouer.
Il s’installe au neuvième étage, dont il ne bougera guère, dix jours durant, que pour aller au palais de verre des bords de l’East River et visiter des délégations étrangères. Lui-même reçoit beaucoup. Dès le lendemain de son installation, un illustrissime personnage se présente au Teresa : rien de moins que Nikita Sergueievitch Khrouchtchev. Le maître de la deuxième puissance mondiale se déplace donc, dans les dix-huit heures de son arrivée à New York, pour visiter le leader, âgé de trente-quatre ans, d’une île de six millions d’habitants dont les principaux titres de gloire, jusque-là, étaient le boxeur Kid Chocolate, le musicien Pérez Prado et les cigares havane ! Les deux hommes esquissent le geste de s’accoler. Mais ce ne peutêtre ni le baiser à la russe ni l’
abrazo
à la cubaine, vue la différence de taille ! C’est donc plutôt un enserrement d’ours, où le plantigrade n’est pas celui que désigne l’iconographie habituelle. L’entretien est bref, mais il met en émoi l’Amérique. « Monsieur K. » ne parle plus aux journalistes que de ce « héros ». On est loin, un an après, de « l’esprit de Camp David ».
Une nouvelle rencontre entre les deux aura lieu l’après-midi même à la salle des séances de l’ONU. « K. » fend spectaculairement l’assemblée pour aller serrer la main de son nouvel ami sous les yeux stupéfaits ou admiratifs des délégués d’une centaine de pays. Le 23 septembre encore, après l’historique discours où il a martelé la tribune de son petit mocassin jaune, Khrouchtchev reçoit Castro à dîner à la délégation soviétique dans Park Avenue. Le diplomate Arkady Chevtchenko, futur secrétaire adjoint de l’ONU, qui a accompagné le secrétaire du PCUS depuis son départ de Leningrad sur le
Baltika
, rapportera dans ses mémoires de transfuge ces propos de Khrouchtchev : « Castro est un jeune cheval non débourré. Il a besoin d’un peu de pratique, mais il est plein de fougue. Soyons vigilants. » Selon Chevtchenko, les deux hommes ont parlé livraisons d’armes. Mais le numéro 1 soviétique en aurait promis moins que le Cubain n’en demandait.
Cependant, Fidel voit beaucoup de monde, et du plus beau : l’Égyptien Nasser, qui a nationalisé le canal de Suez, le Ghanéen N’Krumah, flambeau de l’Afrique, l’Indien Nehru, gloire de l’anticolonialisme, et les leaders est-européens tels le Tchécoslovaque Novotny, le Bulgare Jivkov. Le Yougoslave Tito, en revanche, reste sur son quant-à-soi : l’ex-paria du Kominform déplore sans doute l’aimantation de Castro par Moscou.
Fidel, qui a amené son chef d’état-major, le mulâtre Almeida, reçoit dans son hôtel des leaders de la communauté noire des États-Unis, avec en tête le célèbre Malcolm X. Il invite, un soir, les employés à un barbecue : le Teresa devient un joyeux bivouac, avec musique caraïbe et effluves épicés. Castro reçoit aussi les membres d’un comité d’intellectuels qui s’est constitué pour défendre sa Révolution au cœur même des États-Unis : le
Fair Play for Cuba Committee
, une entreprise malaisée dans cette société
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