Fidel Castro une vie
c’est la première fois qu’il remet les pieds en Amérique latine depuis ses débuts de 1959, et ses triomphes à Caracas, Rio, Montevideo et Buenos Aires. Cette fois, le
Lider
entend savourer son déplacement. Son séjour est annoncé pour dix jours ; il restera plus de trois semaines. Même au sein de l’Unité populaire, certains finiront par trouver encombrante cette personnalité dont la présence déchaîne la droite. « Nous avons peut-être contribué à aggraver certains problèmes », admettra-t-il plus tard. En attendant, il reçoit un accueil enthousiaste des faubourgs. Même le général de Gaulle et la reine Elizabeth n’ont pas été aussi acclamés à Santiago.
Le lendemain de son arrivée, il rencontre… François Mitterrand, venu lui aussi jauger « l’expérience chilienne ». Puis il part pour Antofagasta et les mines de cuivre de Chuquicamata, dont les travailleurs sont en grève pour obtenir des augmentations de salaire… Il les appelle à la modération : « Beaucoup de révolutions ont échoué à cause de l’impatience », leur dit-il. Devant les mineurs de salpêtre d’Iquique, il recommande : « Ne commettez pas la même erreur que nous : ne vous coupez pas des techniciens… ils ont un rôle fondamental. » Partout, son mot d’ordre est : « Produisez ! »
Dans le Sud, l’étape la plus attendue est Concepción, une ville ouvrière et universitaire qui est le fief du MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire). Ce mouvement gauchiste a Castro pour idole et donne du fil à retordre à Allende. Or, les « miristes » s’entendent prêcher… le légalisme : « La lutte armée n’est justifiée que lorsqu’il n’y a pas d’autre choix. » À Lota, Fidel parcourt, fasciné, trois kilomètres de galeries d’une mine de charbon à mille mètres sous terre : « Vous êtes des héros », lance-t-il aux travailleurs. Puis il part pour Puerto Montt, à cinq cents kilomètres au sud, où Allende le rejoint. Les deux s’embarquent, pour trente-six heures de tête-à-tête, sur le destroyer
Almirante Riveros
pour Punta Arenas. La traversée est paisible, c’est l’étéaustral. On emprunte les chenaux entre les îles innombrables et la côte glacée, d’une stupéfiante beauté. À l’entrée du détroit de Magellan, Castro adresse le salut du commandant en chef cubain à la « noble Marine » chilienne. Brian Latell, auteur d’une biographie de Raúl et Fidel Castro, pense que c’est peut-être aussi au cours de cette croisière qu’Arnaldo Ochoa, futur général et futur fusillé, a pu commencer de déplaire à un Fidel plus susceptible qu’on ne croit en lui disant que son maillot de bain était très « sexy » !
Le 23 novembre, Fidel est de retour à Santiago. Il sollicite un entretien du cardinal Silva Henríquez. Le dialogue a porté, expliquera-t-il, sur le « rôle de l’Église comme animatrice du processus de libération de l’homme ». Le retentissement du voyage de Paul VI en Colombie, en 1968, l’a frappé, de même que les préoccupations sociales exprimées au même moment par la conférence des évêques du sous-continent réunie à Medellín. « Il y a une grande ressemblance entre les premiers chrétiens et les communistes, s’écrie-t-il. Ils ont été également persécutés, ils sont morts pour leurs idées. » Le 29, il s’adresse à une centaine de « prêtres pour le socialisme ».
Les propos et gestes de Fidel sont repris par une armada de journalistes. De longue date, ses discours n’occupaient plus la une ailleurs qu’à Cuba. Il peaufine donc une ou deux formules : « L’Amérique porte dans son sein un enfant qui a nom “révolution” », s’écrie-t-il dans sa conférence de presse finale. Sa dernière rencontre avec un vaste public a lieu le 2 décembre, au stade national de Santiago. La veille, plusieurs centaines de femmes ont défilé dans les rues en tapant sur des casseroles pour fustiger « le socialisme de la misère ». Fidel avertit : « Vous vivez une phase du processus où les fascistes, pour les appeler par leur nom, essaient de se gagner la rue, les couches moyennes. » Il se fait plus précis encore : « Jamais, dans l’histoire, les réactionnaires, les privilégiés d’un système social n’ont toléré pacifiquement un changement. » La petite histoire veut que Fidel, en partant, ait laissé à Allende une mitraillette, celle que celui-ci aura dans la main, le 11 septembre 1973, lorsque, dans la Moneda
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