Fiora et le Magnifique
vu. Il est
devenu tout pâle et j’ai cru que ses yeux allaient lui sortir de la tête. Il s’est
levé brusquement et il a saisi l’arme pour m’en frapper mais je me tenais sur
mes gardes et j’ai esquivé le coup. La table s’est effondrée entre nous et on s’est
retrouvés face à face, armés tous les deux. Il me regardait avec des yeux de
fou mais je l’attendais. Je me suis mis à rire et j’ai dit : « On m’a
raconté que les gens d’ici ont une peur bleue des fantômes. Quelque chose me
dit que tu ne dormiras plus aussi bien qu’autrefois ? Un maître trahi et
assassiné, ça devrait faire un spectre bien altéré de vengeance ? » Je ne
pensais pas lui faire un tel effet. Si jamais j’ai vu l’épouvante sur le visage
d’un homme c’est bien sur celui-là. Il a reculé comme si le fantôme en question
se dressait entre lui et moi, et puis il a pris ses jambes à son cou et il s’est
enfui comme si tous les diables de l’enfer étaient à ses trousses.
– Et
toi, qu’as-tu fait ?
– Je
l’ai laissé filer... et j’ai payé la casse, conclut Esteban avec philosophie. J’ai
bien pensé un moment à courir après et à le tuer mais, en pleine rue...
– Tu
as bien fait. La vie de ce misérable c’est à celle qui dort là-haut qu’elle
appartient...
– Sans
doute mais c’est une dame et je la vois mal brandir le couteau. Note que je
suis tout prêt à faire ça à sa place !
– Elle
ne reculera pas car elle est assoiffée de vengeance. Son horoscope, que j’ai
tiré, m’a appris qu’en cette belle jeune femme, faite pour l’amour et pour le
bonheur paisible que donne une belle fortune jointe à toutes les grâces, repose
une impitoyable Némésis. Songe qu’il a suffi d’un peu plus d’une semaine à la
haine et à la cupidité d’une femme pour lui arracher tout ce à quoi elle
tenait, à commencer par son père et sa fortune... et en finissant par sa fierté
de femme et son honneur. C’est chez la Pippa, la maquerelle du borgo San
Spirito, que je l’ai retrouvée au moment où Pietro Pazzi, le bossu, allait l’étrangler
après l’avoir violée. J’ai tué cette pourriture... A propos de la Pippa, tu vas
seller ton cheval et te rendre chez elle pour lui racheter une petite esclave
tartare nommée Khatoun qui appartient à donna Fiora et qui s’est fait prendre
en essayant de la libérer. Emporte de l’or !
– Pour
quoi faire ? J’ai une épée et une dague. Cela doit suffire comme moyens de
négociation...
– Je
préfère l’or. La Virago est peut-être plus forte que toi ! Elle est
dangereuse et elle a des protecteurs. En outre, elle doit mourir de peur depuis
qu’un Pazzi a été tué chez elle. Si elle ameute ses gens et ses clients contre
toi, tu n’auras peut-être pas le dessus. Avant de partir, selle ma mule. Le
Magnifique m’a assez attendu... Au fait, sais-tu où il est ?
– Il
était à la Badia mais il a dû rentrer au Palais pour recevoir un émissaire du
roi Edouard d’Angleterre.
Comme
chaque fois que le temps le permettait, Lorenzo de Médicis était dans son
jardin. Poète autant qu’homme d’État, il aimait reposer ses yeux et son esprit
sur la foisonnante verdure, entendre le chant des oiseaux et ne sentir
au-dessus de sa tête que l’azur infini du ciel. Dans l’espace forcément
restreint qu’autorisait un palais urbain, ses jardiniers, préférant le buis à
toute autre plante, l’avaient sculpté en forme de chiens, de cerfs, d’éléphants.
Il y avait même une galère aux voiles déployées, tout cela ordonné autour d’un
chef-d’œuvre : la Judith de Donatello qui s’élevait sur une
grande coupe de granit. Sous la colonnade qui donnait accès au jardin, on
pouvait voir trois sarcophages romains, un antique Marsyas habilement
restauré et l’admirable David de Donatello.
Lorsque
Démétrios arriva, il s’arrêta sous cette colonnade et chercha même abri à l’ombre
du Marsyas. Le Magnifique, en effet, n’était pas seul : en
face de lui et de la Judith à laquelle il s’appuyait, se
dressaient la robe blanche et le scapulaire noir de fray Ignacio. Il ne s’agissait
d’ailleurs pas d’un entretien secret car la voix du moine sonnait comme la
trompette du jugement dernier dans l’intention d’être entendue par le plus de
monde possible. Démétrios, derrière son satyre, n’avait donc aucun besoin de
tendre l’oreille :
– As-tu
connaissance de ce bruit, venu on ne sait
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