Fiora et le Téméraire
tombeau car, en dépit du beau temps, aucune vitre n’était
ouverte, aucune vie ne s’y manifestait...
Démétrios,
qui avait choisi l’autre chambre arrière, celle qui faisait l’angle de la
maison, à pic, à cet endroit, sur le Suzon, et qui avait la meilleure vue sur l’entrée,
vint rejoindre Fiora :
– Il
faudrait savoir, lui dit-il, comment se présente le côté jardin. Cette nuit, j’enverrai
Esteban en reconnaissance...
– C’est
trop tôt, remarqua Fiora. Notre arrivée, saluée si aimablement par notre
hôtesse, a dû faire quelque bruit dans ce quartier. Mieux vaut ne pas risquer
de se faire remarquer trop tôt...
Avec
un sourire amusé, le Grec applaudit silencieusement :
– Bravo !
Je vois que mes leçons de sagesse ont porté leurs fruits. J’espérais que tu me
répondrais cela, sans trop oser y croire. Et tu as raison. Tu es une jeune
femme malade, moi un vieux savant qui ne quitte guère la compagnie de ses
livres et on se fera vite à cette paisible image. Cependant, Esteban n’a aucune
raison de se priver de courir les tavernes. Il n’a pas son pareil pour s’y
faire des amis et délier les langues. Et dame Léonarde pourra peut-être tirer
quelque chose de cette servante que l’on nous a donnée...
La
servante en question se nommait Chrétiennotte Yvon. C’était une solide commère
d’une trentaine d’années à l’œil rond mais vif, à la figure épanouie et
avenante, à qui ne faisaient peur ni le travail ni les longs bavardages. Comme
les autres servantes de la nourrice ducale elle était, sur sa personne comme
dans son ouvrage, d’une propreté flamande. Mais ce qui n’appartenait qu’à elle
seule, c’était l’heureux caractère qui la poussait à chanter du matin au soir.
Elle rappelait un peu à Léonarde la grosse Colomba, son amie florentine qui
était toujours la femme la mieux renseignée de la ville. Elle se retint
néanmoins de se laisser aller à témoigner trop de sympathie à Chrétiennotte en
pensant que dame Morel-Sauvegrain leur avait peut-être dépêché une servante
aussi loquace avec une idée de derrière la tête : celle d’être
parfaitement renseignée de son côté sur les faits et gestes de ses nouveaux
locataires.
– Parlez-lui
le moins possible, conseilla-t-elle à Fiora, et laissez-moi faire. Je saurai
bien lui tirer les vers du nez !
La
vie, dans la maison sur le Suzon, s’organisa, paisible et silencieuse, rythmée
par les coups de maillet que « Jacquemart et sa femme Jacqueline »
frappaient sur une cloche, à l’église Notre-Dame voisine pour marquer les
heures [i] .
Fidèle à ses anciennes habitudes, Léonarde se rendait chaque matin à la
première messe puis, le reste du temps, veillait à l’entretien de la maison.
Démétrios compulsait les ouvrages emportés de Florence et rédigeait le traité
sur la circulation sanguine qu’il avait entrepris. Esteban courait la ville.
Quant à Fiora, au bout de deux jours, elle ne supportait plus que difficilement
ce personnage de malade si contraire à sa nature mais auquel la contraignait
son extrême ressemblance avec ses parents : elle risquait d’être reconnue.
Sa seule distraction, en dehors de la broderie que Léonarde lui avait placée
dans les mains et d’un livre grec prêté par Démétrios, était d’épier la maison
d’en face.
Assise
durant des heures dans la cathèdre garnie de coussins qu’elle ne quittait que pour
son lit, elle observait obstinément ce qui se passait de l’autre côté du
ruisseau. Et, en vérité, ce n’était pas grand-chose : par deux fois, elle
vit sortir ou entrer, avec des paniers, l’un ou l’autre des deux valets qui, au
dire d’Esteban, constituaient tout le personnel du conseiller ducal. Mais
lui-même, elle ne l’avait pas encore aperçu car il s’était rendu pour quelques
jours dans une terre qu’il possédait près de Vergy, dans l’arrière-côte.
Elle
se morfondait tellement qu’au matin du troisième jour, elle ne résista pas à l’envie
d’interroger Chrétiennotte :
– Cette
maison, de l’autre côté du pont, qui n’ouvre jamais ses fenêtres et rarement sa
porte, à qui donc appartient-elle ?
La
servante roula des yeux plus ronds que jamais et se signa précipitamment deux
ou trois fois et, comme Fiora s’étonnait, elle soupira :
– Demoiselle,
vaudrait mieux qu’on vous change de chambre si vous devez vous intéresser à
cette bicoque...
– Une
bicoque ? il me
Weitere Kostenlose Bücher