Fleurs de Paris
s’appelle Valentine
d’Anguerrand, voilà…
La Veuve tressaillit comme si elle eût reçu
une décharge électrique. Elle se leva toute droite. Ses yeux, dans
les ténèbres, flamboyèrent. Un râle siffla sur ses lèvres
tuméfiées. Et soudain elle éclata d’un rire effroyable, un rire de
damnée.
Les deux mains sèches et rudes de La Veuve se
levèrent et s’abattirent sur les épaules de Jean Nib.
– Tu dis que l’homme s’appelle Hubert
d’Anguerrand ? rugit-elle.
– Je l’ai dit !
– Tu dis que la fille s’appelle Valentine
d’Anguerrand ?…
– Je l’ai dit !
– Seigneur Dieu ! râla La Veuve en
s’abattant sur ses genoux, Seigneur Dieu ! c’est donc vrai que
tu es bon, que tu es grand, que tu es juste… puisque tu as enfin
pitié de moi… puisque tu trouves que j’ai assez souffert ! que
je me suis assez rongé le cœur ! que j’ai assez amassé de
haine ! que je me suis assez mordue aux lèvres pour étouffer
la clameur de vengeance !… Puisque, enfin, tu me les
livres !… Car c’est toi qui me les donnes, n’est-ce pas, mon
Seigneur Dieu ?… Tu me les donnes ! tu me les apportes
pieds et poings liés afin que je leur rende un peu de l’abominable
torture qui me fut infligée !… Mon Dieu ! mon Dieu !
faites que je ne crève pas de cette joie qui m’étouffe !…
J’étouffe !… Oh !… à moi !…
Et, avec son rire de démon au coin de ses
lèvres crispées, elle parvint à s’asseoir, et, longuement, passa
ses mains sur sont front livide.
– Allume la lampe ! fit-elle tout à
coup en frissonnant.
Rose-de-Corail se hâta d’obéir et le triste
logis apparut dans sa hideur.
La Veuve plaça les coudes sur la table, mit sa
tête dans ses deux mains et gronda :
– Jean Nib, tu m’amèneras cette jeune
fille… J’en fais mon affaire !
Chapitre 12 LUEUR DANS LES TÉNÈBRES
La Veuve jeta sur Jean Nib et Rose-de-Corail
un regard hébété. Elle luttait, elle ne voulait pas parler. Mais la
crise de haine qu’elle venait de subir affaiblissait sans doute sa
volonté, car elle gronda :
– Il faut que je parle. C’est plus fort
que moi. Il faut que j’évoque ce passé d’angoisse que j’ai enfoui
dans mon cœur comme dans une fosse. D’ailleurs, il ne s’agit pas de
moi. Moi, je suis La Veuve. Celle dont il s’agit s’appelait…
attendez… comment s’appelait-elle ?… Jeanne Mareil ! Elle
est morte !…
La Veuve frissonna. Quelque chose comme un
sanglot roula dans sa gorge.
– Écoutez, fit Jean Nib. Si vous avez des
secrets, à quoi bon les dire ?
– Tais-toi ! Je sais ce que je
fais…
– Vous feriez mieux de vous reposer,
La Veuve, dit Rose-de-Corail.
– Tais-toi ! Écoutez-moi, tous deux…
Il faut que je parle, vous dis-je ! Ce nom d’Anguerrand vient
de tomber sur le silence de mes pensées comme une lourde pierre
dans un étang. Cela remue la vase. Il faut que la vase monte à la
surface. Donc, écoutez-moi : il y a longtemps, Jeanne Mareil
vivait près de Segré, qui se trouve voisin d’Angers… As-tu été à
Angers, Rose-de-Corail ?
– Non, La Veuve. Vous savez bien que je
suis de la Villette.
– Et toi, Jean Nib ?…
–
Je n’ai jamais quitté Paris
,
fit Jean Nib.
– Bon. Ça va bien. Angers, c’est une
belle ville, mes enfants. Mais les environs sont plus beaux encore.
Au printemps, figurez-vous le paradis ; des violettes, du
muguet et puis des pâquerettes, des boutons d’or… Eh bien !
Jeanne Mareil vivait dans ce paradis ! Elle aimait ces choses.
C’est tout ce qu’elle aimait… et elle était bien heureuse, dans son
village, près de Segré… Vous ne connaissez pas Segré ?…
– Puisqu’on vous dit qu’on n’a jamais
quitté Paris ! grommela Jean Nib.
– C’est vrai ! reprit La Veuve, en
vidant le fond de son verre d’absinthe. La mère de Jeanne était
veuve, mais elle avait continué courageusement l’exploitation de
deux ou trois fermes qui appartenaient à… je dirai le nom tout à
l’heure ! Jeanne était l’adoration de sa mère, qui s’était
saignée et endettée pour la mettre dans le plus beau pensionnat
d’Angers, en faire une demoiselle. Là Jeanne Mareil avait appris
toutes sortes de choses, et quand elle revint au village, à seize
ans, elle savait le piano, la broderie, et peignait des fleurs,
elle aimait à écrire en vers. Sa vieille mère était dans l’extase.
Et Jeanne était si belle dans ce temps-là que
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