Fleurs de Paris
tomba malade, et faillit mourir elle-même.
Mais, comme je vous l’ai dit, c’était une nature vaillante,
énergique. Elle voulut vivre… pour une besogne qu’elle s’était
tracée : elle vécut !… Elle voulut d’abord essayer de se
raccrocher à une existence honnête. Elle arracha de son cœur
l’amour qui y avait poussé comme un mauvais chiendent. Elle se dit
qu’elle pouvait encore espérer un peu de bonheur… Du bonheur !
Ah bien, oui ! Elle ne trouva même pas de la pitié autour
d’elle !… Partout, le baron Hubert avait raconté le déshonneur
de Jeanne Mareil !… Il paraît que cela est très amusant à
raconter en société… enfin, c’est très porté dans ce qu’ils
appellent le monde… c’est très gentilhomme !…
– Sale crapule ! murmura
Rose-de-Corail.
– Pas du tout. C’était un honnête homme
qui s’amusait, dit La Veuve avec une froideur sinistre. La mère de
Jeanne était morte de cet amusement, voilà tout. D’autres devaient
en mourir encore… Quant à Jeanne, lorsqu’elle voulut reprendre pied
dans la vie, revoir ses anciennes amies, se mêler à l’existence,
elle s’aperçut que tout le monde lui tournait le dos ; les
femmes, pour se venger de sa beauté, la méprisaient tout
haut ; les hommes lui parlaient trop bas avec des sourires de
goujats ; enfin, chacun était persuadé que Jeanne était la
maîtresse du baron. Dès lors, elle devenait propriété commune et
banale… Elle eût trouvé des amants à la douzaine : pas un
garçon, à vingt lieues à la ronde, n’eût voulu l’épouser.
« Jeanne comprit qu’elle était flétrie
sans l’être, qu’elle ne pouvait plus rien espérer de ce qui
embellit la vie d’une femme, et que, dans le monde, on est honnête
ou criminel non pas selon la réalité, mais selon les apparences…
Alors, elle résolut de se venger, tout de suite ou dans dix ans,
peu importait ! Pourvu que le baron d’Anguerrand souffrit un
peu de ce qu’elle souffrait !…
« Pour commencer, elle qui avait si
vaillamment résisté à Hubert, elle prit un amant le jour du
mariage. Cet amant était un ami du baron d’Anguerrand. Il
s’appelait le comte de Damart. Il était pauvre. Il vivait des
miettes du baron, en lui rendant toutes sortes de services. Il
était veuf. J’ai appris plus tard qu’il avait une petite fille
qu’on élevait… je n’ai jamais su où.
« Donc, le jour où Hubert d’Anguerrand
épousa la baronne Clotilde, moi je devins la maîtresse du comte
Louis de Damart, son ami intime, son inséparable, presque son
frère… Ce furent mes noces à moi !…
– Ah ça ! interrompit Jean Nib,
Jeanne Mareil, c’était donc vous, La Veuve ?…
La Veuve eut un rire strident, pareil au
grincement des folles. Puis, comme si elle n’eût pas entendu, elle
continua avec cette étrange lucidité qui surnageait sur son
ivresse :
– De mon
mariage
, à moi,
naquirent un garçon et une fille. Le garçon est mort à Paris, alors
qu’il prenait ses dix ans… juste dans ce mois où nous sommes. Il
s’appelait Louis, comme son père… Pauvre petit !… Tué par la
misère, la faim et le froid… La fille s’appelait Suzanne… Et
celle-là… oh ! … celle-là !… c’est pis que si elle était
morte !… Quand je songe à mon petit Louis, je me dis : il
dort, il ne souffrira plus jamais… et cela me console d’être
séparée de lui… Mais savoir que ma fille est vivante… et que je ne
la verrai jamais… imaginer nuit et jour peut-être… comme mon petit
Louis… que peut-être on la tue peu à peu… c’est pour le cœur d’une
mère le plus effroyable supplice… toujours, toujours, je pense à
cette nuit de Noël
où,
sur la route pleine de
neige
, sur cette triste route
d’Angers aux
Ponts-de-Cé
, qui fut mon calvaire, je perdis ma petite
Suzette !…
La Veuve éclata en sanglots.
– Allons, La Veuve, dit Jean Nib, il faut
vous consoler.
La Veuve sanglotait et murmurait des paroles
tristes comme une complainte :
– Ô ma petite Suzanne… où est tu ?…
que fais-tu ?… Te rappelles-tu seulement ta mère ?…
Non ! tu ne dois pas te rappeler… tu étais trop petite !…
Tu aurais tes dix-sept ans depuis la Saint-Jean dernière, sais-tu
bien ? Comme tu serais belle ! Oh ! si je
t’avais !… Jamais, ma Suzette… jamais plus je ne te
verrai !… C’est vrai ! reprit La Veuve avec un soupir
atroce. C’étaient là mes enfants. Maintenant je
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