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Fortune De France

Fortune De France

Titel: Fortune De France Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Merle
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ne donne pas accès à la terre ferme,
mais à une petite tour ronde que le châtelet domine de très haut. Cette petite
tour est entourée d’eau et dispose elle-même d’un pont-levis qui s’abaisse sur
une île carrée de cinq toises sur cinq. Cette île, entourée d’un haut mur,
percé de meurtrières, comporte des bâtiments où on loge les chars, les araires,
les herses et autres outils encombrants, ainsi qu’un lavoir, qui fait face à
Mespech. Une autre tour, à l’extrémité de l’île, en un point où les douves se
rétrécissent, comporte un troisième pont-levis qui permet accès à la
« grande terre », comme on dit chez nous.
    L’étroitesse
des trois passages gardés interdit le croisement et ralentit quelque peu le
mouvement des charrois quand il s’agit de rentrer les moissons, les foins, ou
les animaux dans la cour de Mespech. Car la nuit, tout y est retiré, sauf le
cheptel mort, qu’il serait trop incommode de ramener chaque fois à l’intérieur
de nos murs, et qui, pour cette raison, reste dans l’île. Mais la grande
étendue et la grande profondeur des eaux qui nous entourent, ainsi que l’entrée
par les trois successifs ponts-levis, donnent un immense sentiment de sécurité
qui, je ne sais comment, contribue aussi à la beauté du site.
    J’ai
longtemps cru que cette disposition, si utile à la défense et si plaisante à
l’œil, était unique en France, mais en mes plus mûres années, poursuivi par une
troupe nombreuse de caïmans qui me voulaient occire, et piquant des deux par
monts et vaux pour leur échapper, du coin de l’œil j’aperçus, en courant un
galop effréné sur mon genet noir allongeant sa tête fine, et son ventre frôlant
presque les herbes, un château qui ressemblait à Mespech par la disposition de
son étang et des petites tours commandant son île. Je n’eus pas le loisir de
m’y arrêter, talonné que j’étais par cette vingtaine de droles qui me couraient
sus, l’épée à la main, et poussaient des cris sauvages, tant il leur tardait de
prendre ma bourse, mon cheval et ma vie.
    Mon
vaillant genet noir me tira de cette rencontre et jamais depuis je ne retrouvai
cette aimable demeure dont la ressemblance avec Mespech me fit battre le cœur
 – qui battait déjà bien assez, dans le péril où j’étais. Tout ce que je
puis dire, c’est qu’elle se trouve dans le Bordelais et à quelques lieues de la
grande cité.
    De
l’autre côté de notre étang, on a disposé le potager, à portée de main et
facile à arroser, et aussi nos arbres fruitiers, et en contrebas, pour qu’ils
ne gênent pas les vues, nos noyers, dont nous avons une grande quantité, car nous
en tirons l’huile pour notre éclairage, notre consommation, et aussi pour la
vente. Le tout  – verger et potager  – est enclos d’une palissade
faite de pieux de châtaignier épointés et durcis au feu. En quinconce, en deçà
de cette palissade, sont disposées des chausse-trapes creusées par nos soldats
pour piéger les maraudeurs qui viendraient la nuit, à la belle saison, nous
voler nos légumes et nos fruits. Hélas, si grande est la misère dans notre
pauvre Périgord et si innumérable la gueuserie qui déferle sur notre province
d’est en ouest, chassée de ses montagnes d’Auvergne par la faim, qu’il ne se
passe pas d’été sans que nous trouvions un jour quelque estropié plaintif dans
notre enclos, le pied nu percé et sanglant, rampant encore, la bouche ouverte
et les mains crispées, vers notre potager, alors même qu’il n’ignore pas que la
justice seigneuriale va le pendre dès qu’il sera découvert.
    Ma
mère pleurait sur ces pendaisons, mais la frérèche lui remontra que, dans
l’état de faiblesse et d’extrême maigreur où se trouvaient ces pauvres gens, la
blessure qu’ils avaient reçue des chausse-trapes n’était pas guérissable, et
que les laisser repartir, tout saignant et rampant, les condamnerait aux
horreurs d’une mort prolongée. Ma mère obtint du moins que, pour abréger leurs
souffrances, ils fussent assommés avant d’être pendus et qu’on ne laissât pas
pourrir leur corps sur le gibet, comme c’était la coutume.
    Nous
avons donc à Mespech, depuis ce temps, enterré décemment, dans un bout de champ
pierreux où pas un pissenlit à ce jour n’avait réussi à pousser, tout un
cimetière de ces gueux sans nom. Ma mère y vient prier le premier dimanche du
mois, suivie de Barberine, la nourrice, me portant

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