Fourier

d’Hortense, il est
désormais en mesure d’attaquer la partie la plus difficile : l’exposé de la
théorie de l’attraction passionnée. « Je croyais que l’ouvrage irait vite, que
je ferais en moins d’un an les douze sections dogmatiques dont j’étais effrayé.
» Un an, et le pire serait derrière lui - à condition d’être assuré du soutien
et de la collaboration d’Hortense.
    C’est alors que Fourier commence à être pris d’un doute. Il sait
Hortense volage et capricieuse. S’intéressera-t-elle longtemps au traité ? Et
s’il se voyait brusquement privé de son « talisman » ? Tourmenté par cette
éventualité, il décide de faire appel aux instincts mercenaires de sa nièce.
Elle lui a souvent dit ce qu’elle attend de la vie : un mari valant au moins
cinquante mille francs et assez âgé pour lui laisser entière liberté dans le
domaine amoureux. Pourquoi ne jouerait-il pas le rôle de ce mari peu exigeant ?
L’idée était peut-être absurde, mais Fourier se convainc bientôt que la seule
manière de conserver le soutien dont il a besoin pour terminer son traité est
de promettre à sa nièce les cinquante mille francs en question : un mois après
qu’Hortense est venue à sa rescousse, il décide de retourner au commerce - pour
elle, et pour ses études.
    En quittant Lyon, il n’a pas rompu tous ses liens avec
l’industrie du tissu. Il y a encore des contacts et pourrait facilement
reconstituer sa clientèle de courtier. Il a des amis qui se feraient un plaisir
de le prendre comme voyageur associé. En travaillant à plein temps, il pourrait
gagner cent mille francs en dix ans. Il en offrirait la moitié à Hortense, à
condition qu’elle promette de rester à ses côtés et de l’aider dans son travail
pendant l’année à venir.
    Début juin 1816, Fourier notifie à ses associés en affaires à
Lyon qu’il va revenir au commerce l’année suivante. On décide qu’il viendra à
Lyon début juillet signer les papiers nécessaires. A son retour, il fera sa
proposition à Hortense.
    Jusque là je te demande deux choses. L’une est de quitter
ton masque. Telles et telles scènes m’ont tout appris. Si tes sœurs veulent
jouer la pruderie avec moi, laissons les faire. Je ne te demande que la
franchise... En outre, je t’inviterai quelquefois à entendre la lecture des
morceaux de mon traité. J’ai besoin de la critique sur l’ensemble, sur le ton,
et même les détails. J’aime à savoir ton avis, qui m’a profité plus d’une fois.
A ce prix, je te tiendrai lieu du vieux mari que tu désires et j’irai te
chercher les 50 000 francs 17 .
    A la lumière des événements ultérieurs (les jeunes filles
soutiendront que Fourier n’a jamais eu qu’une idée en tête : séduire Hortense),
toute cette scène a curieusement l’air d’une proposition d’amour sublimé,
concoctée par un homme terriblement seul, qui plus que de conseils sur son
traité a besoin d’affection. En tout cas, Fourier a fini par se convaincre que
ni lui ni son traité ne peuvent se passer d’Hortense.

III
    Juin vit se produire une cascade d’événements qui ruina la
relation de Fourier avec Hortense et ses sœurs, et fit s’effondrer ses projets
si soigneusement médités. Depuis longtemps, il souffre de la « tartuferie » de
Labatie, Garin et les autres. Aurait-il eu encore quelques illusions que ses
yeux sont dessillés un jour qu’il se promène dans les bois aux alentours de
Talissieu. Il tombe soudain sur Garin et les deux jeunes filles dans une
position singulièrement compromettante : « Garin tenait main et bras jusqu’au
coude sous les jupes d’Hortense, et devant sa sœur Clarisse 18 . » Le trio ne le voit pas. Quant à lui,
il prétend n’avoir pas attaché une importance indue à l’incident : « Pour moi,
fort tolérant sur ces détails, j’interprétai tout en bien, disant qu’il vaut
mieux s’entendre sur le partage des hommes que de se les disputer ». Seule la
peur de se mettre à dos Hortense l’empêche toutefois de faire éclater
l’incident. Le vrai casus belli surgit peu après.
    Pour Fourier, sa relation avec les jeunes filles est d’ordre
paternel. Cela n’empêche pas toutefois un certain degré d’intimité physique.
Souvent, lorsqu’il taquine Hortense, ils se tirent mutuellement les oreilles,
ou bien elle vient s’asseoir sur ses genoux. Un jour, au milieu d’un petit
flirt de ce genre, elle le repousse brusquement : son « amant titulaire