Francesca la Trahison des Borgia
pouvaient être dépêchés pour suivre le fils dévoyé ?
— S’il l’est, il n’a pas l’air disposé à l’admettre. Il s’avère que Juan fréquente certaines tavernes du Trastevere. Hier soir, avant que n’éclate tout ce charivari dans le quartier, il a déclaré à qui voulait l’entendre que son père était l’esclave d’une sorcière. On ne peut plus clair, tu ne crois pas ?
— C’est comme ça qu’il m’a appelée ?
Décidément, le mot était à la mode.
Vittoro me le confirma d’un signe de tête :
— Strega, a-t-il dit. Et il a ajouté que tu brûlerais sur le bûcher.
Ma gorge se serra si brusquement que j’en eus le souffle coupé. Je détournai le regard, espérant ainsi dissimuler à Vittoro l’abîme d’effroi que ses paroles avaient ouvert en moi. L’incendie faisait rage en moi, et rien ne pouvait l’éteindre.
Je fis entrer tant bien que mal de l’air dans mes poumons et me forçai à me rappeler qui (et ce que) j’étais.
— C’est un imbécile.
— Et les imbéciles sont dangereux.
Vittoro marqua un temps d’arrêt, me considéra avec sérieux et ajouta :
— On ne peut pas le laisser faire ; il doit être arrêté.
— Mais je ne peux tout de même pas tuer le fils de Borgia !
L’idée même était scandaleuse. Vittoro devait bien le savoir, tout de même. Eussé-je été tentée de lever la main contre Juan, Borgia la trancherait d’un coup sec, avant de se débarrasser du reste de mon corps à sa guise ; il n’y aurait point de douce mort pour moi, assurément.
— Ce n’est pas ce que j’insinue.
Dans ce cas pourquoi me l’avoir dit… ? Bien vite, je compris quelle était son intention. Je pouvais confier mes problèmes à mon amant sur l’oreiller, et le laisser s’en occuper. Et pourquoi pas ? César voulait vraiment avoir la vie que son père destinait à Juan, et si quiconque avait une chance de surmonter l’ire de Borgia, c’était bien ce fils pour qui il avait de si grandes ambitions.
— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé plus tôt ?
En homme pratique, Vittoro avait une réponse toute trouvée :
— Parce qu’il fallait d’abord que tu survives à la colère de Borgia. Maintenant, il va falloir que tu trouves le moyen de survivre à la menace d’après.
— Et d’après, et d’après, et d’après. Cela n’en finira jamais.
Je commençais seulement à le comprendre, et cela me terrifiait — tout comme cela me remplissait d’une tristesse insupportable.
Vittoro soupira, comme s’il devait reprendre un élève qui n’aurait pas bien saisi sa leçon mais n’en serait pas moins prometteur.
— Ainsi en va-t-il avec les vies que nous avons choisies.
— Mais je n’ai pas choisi ! Ni que mon père soit assassiné, ni que je sois la seule personne suffisamment concernée par cela pour tenter de faire justice.
J’étais choquée que Vittoro puisse envisager les choses autrement. Assurément, quiconque me connaissait savait que si j’agissais ainsi, c’était par contrainte ?
— Nous faisons tous des choix, Francesca. Tu n’es pas différente des autres à cet égard. Si tu le penses vraiment, c’est que tu te berces d’illusions.
De mémoire, je ne me souvenais pas avoir jamais vu Vittoro me parler aussi ouvertement et aussi sévèrement. Il semblait bien parti pour ne rien m’épargner. L’espace d’un instant, je ne songeai qu’à prendre congé de lui, avant que ne sortent de ma bouche des paroles irréparables. Mais le regard qu’arborait mon vieil ami m’arrêta.
— D’après toi, le danger est tel que tu te sens obligé de m’ôter le masque pour me forcer à l’affronter ?
Il me parut alors si mal à l’aise que je crus qu’il ne répondrait pas. Finalement, il me dit dans un souffle :
— J’ai fait un rêve, cette nuit.
Vittoro, l’homme d’action doté d’un solide bon sens. L’homme qui croyait uniquement aux choses qu’il était à même de voir, de toucher, ou de tuer.
— Un rêve ?
— Un rêve pour le moins désagréable. Felicia a insisté pour que je t’en parle.
— De quelle nature était-il ?
Je n’étais pas tout à fait certaine d’avoir envie de le savoir, la question me rappelant par trop le cauchemar pour toujours tapi dans les recoins de mon esprit. Je n’avais pas vraiment envie de songer à ce genre de chose en plein jour, mais au vu des circonstances, il aurait été sot de ma part d’ignorer ce qui semblait
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