Francesca la Trahison des Borgia
considéré, je dirais que la situation est telle que nous autres au service de la Famiglia devrions l’escompter.
Vittoro rit de bon cœur.
— Et il s’agirait de ne pas perdre de vue les noces de Madonna Lucrezia, qui vont arriver plus vite qu’on ne le croit.
— C’est vrai, suis-je bête.
En mon for intérieur, je n’aurais pas parié à plus de cinq contre trois que ce mariage aurait vraiment lieu. Lucrèce avait d’ores et déjà été fiancée officiellement une ou deux fois – selon la rumeur que l’on choisissait de croire. En quoi serait-ce un problème, si Borgia devait rompre des vœux sacrés pour la troisième fois ?
Sauf que dans ce cas précis, les fiançailles et le mariage censé suivre impliquaient la maison des Sforza, dont les membres étaient fiers comme des paons, et dont le soutien à Borgia avait été déterminant lors de son élection à la papauté. Rien que pour cela, il se sentirait peut-être obligé d’honorer sa promesse.
— Parfois, reprit Vittoro d’un air songeur, j’imagine que lorsque je serai vieux, je prendrai place au jardin pour regarder mes petits-enfants jouer. Le soleil brillera mais ne sera point trop éclatant, je sentirai une douce brise embaumant le citron et la lavande, j’entendrai le roucoulement des pigeons nichés sous l’avant-toit, et je ne penserai à rien si ce n’est au plat savoureux que ma tendre épouse m’aura préparé pour le souper.
— Et tu ne t’ennuieras pas ? Tout cela ne te manquera pas ?
— Comme je te l’ai dit, je serai vieux.
Nous évitâmes d’évoquer l’avenir que j’imaginais pour moi, car Vittoro savait qu’il valait mieux se garder de le demander. Le passé me hantait par trop pour songer à un quelconque futur.
Je m’attardai quelques instants de plus ; puis, le devoir m’appelant, je pris congé. Des provisions arrivaient en permanence pour les cuisines, quartiers de bœuf et paniers de poissons, piles de fruits et de légumes, meules de fromage, barils de vin et de bière, et tout cela sans compter celles qui commençaient à être livrées en prévision du dîner de noces.
Je goûtai à tout, plongeant ma main au fond des sacs et des paniers, ouvrant les carcasses, et ainsi de suite. Chacun sait que les aliments frais sont difficiles à empoisonner, car tout agent extérieur qui sera introduit y laissera des traces d’odeur, de goût et de couleur que l’œil expérimenté ne manquera pas de voir. De la même façon il est difficile de frelater du vin ou de la bière sans troubler le liquide, bien que parfois la différence soit infime, mais grâce à Dieu et à l’excellente formation que mon père m’a donnée, j’ arrive sans problème à m’en apercevoir. Les aliments préparés me donnent en revanche plus de mal : saucisses, viandes fumées, poisson séché et plats épicés sont l’endroit idéal où dissimuler un poison. Pour cette raison, j’ai demandé que toutes les denrées de cette nature soient confectionnées sous ma direction.
Il ne restait ensuite plus que le cas des poisons de contact, qui dans l’arsenal de l’empoisonneur étaient les substances les plus rares et les plus difficiles à manipuler de toutes. J’en étais passablement familière, ayant accompli l’exploit d’appliquer un tel poison sur l’extérieur d’une cruche en verre afin de tuer celui qui devait venir en remplacement de mon père, et de revendiquer pour moi-même sa succession. Ayant toujours cet incident à l’esprit, j’inspectais systématiquement tout ce qui pourrait entrer en contact avec Borgia ou sa famille – le moindre bout de tissu mais également d’autres matériaux, dont le verre, l’or ou encore l’argent. De nouveau, la date prévue pour les noces approchant à grands pas, les cadeaux commençaient à arriver et chacun d’entre eux devrait impérativement être vérifié.
Mais à peine m’étais-je attelée à la tâche considérable qui m’attendait qu’un page vint me chercher. Sa Sainteté requérait ma présence. Je me lavai les mains dans une bassine en cuivre, les séchai sur un torchon amené par une jeune soubrette qui resta tête baissée tout ce temps-là et déguerpit dès que j’en eus terminé, et suivis le page dans l’escalier de pierre qui montait de la cuisine, à travers un dédale de corridors, de nouveau dans des escaliers mais cette fois-ci dorés – pour, enfin, être en présence du Vicaire de Jésus-Christ sur Terre, le pape
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