Francesca la Trahison des Borgia
d’attester de leur humanité. La coutume veut qu’ils choisissent quelqu’un en marge de la société pour un tel rôle – un bouffon, un nain ou, même si c’est douloureux pour moi de le reconnaître, un être comme moi, mis à l’écart par ma sombre vocation.
Mais je ne me faisais pas d’illusions. Quels que soient les besoins de son âme, Il Papa jouait à un jeu plus subtil encore, dans lequel je n’étais qu’un pion de plus.
— Ce couillon de della Rovere conspire pour me déchoir du trône de Saint-Pierre, dit-il. Sans compter qu’il pourrait fort bien être derrière les récentes attaques contre moi, mais comment en être sûr, n’est-ce pas, puisque pour l’instant tu as échoué à le découvrir. Dans tous les cas, je veux que le problème qu’il représente soit résolu une bonne fois pour toutes.
— Votre Sainteté…
J’avais l’intention d’invoquer des problèmes d’ordre pratique pour atteindre della Rovere, maintenant qu’il se trouvait à près de cinq cents kilomètres de là dans son fief familial, voire les doutes que je pouvais avoir sur le fait qu’il soit mêlé aux récentes tentatives d’assassinat contre Borgia, mais ce dernier n’en avait que faire.
— Tu as fait preuve d’imagination par le passé pour trouver des solutions, me coupa-t-il. Ne me déçois pas maintenant.
La conversation étant close, du moins pour lui, le pape tendit la main vers une carafe de vin posée sur un plateau en argent, remplit une coupe vénitienne incrustée de pierres précieuses et but longuement. J’avais remarqué qu’il buvait plus tôt et plus souvent qu’il en avait l’habitude avant de devenir pape. La Bella avait dit à Lucrèce (qui me l’avait répété) que ces temps-ci il dormait mal et se réveillait parfois en sursaut, le corps en sueur. Je me demandais si les complots tramés depuis des décennies pour servir ses ambitions s’avéraient être à présent davantage un problème qu’autre chose.
J’étais sur le point de me lever, supposant que par ce geste il me congédiait, lorsqu’il reprit la parole.
— Quelles nouvelles as-tu de César ?
Étant toujours en proie à une lutte intérieure vis-à-vis de l’ordre qu’il venait juste de me donner, je répondis évasivement.
— Il semble aller bien.
J’étais d’avis que les lettres que m’envoyait César étaient interceptées et lues bien avant qu’elles n’arrivent entre mes mains. Ce que Borgia voulait de moi, ce n’était pas tant que je lui fasse un résumé du contenu de ces missives, mais bien plutôt que je lui en livre une interprétation personnelle, chose que j’hésitais à faire.
— Content de son sort, dirais-tu ? Satisfait de suivre mes ordres ?
César, content ? Satisfait ? L’homme était lunatique, entièrement dominé par la passion et l’ambition. Une émotion comme le contentement n’entrait pas dans une telle équation. Assurément son père le savait, lui qui n’était guère différent ?
— Il vous est dévoué, répondis-je, car en fin de compte n’était-ce pas tout ce qui comptait, tout au moins pour Borgia ?
Le pape passa une main lasse sur ses joues. Un observateur extérieur aurait pu le prendre pour un vieil homme résigné devant les fantaisies qui sont l’apanage de la jeunesse. Mais rien n’aurait pu être plus éloigné de la vérité.
— Ah vraiment ? Il se répand en injures contre moi pour lui avoir imposé une telle vie. Il raconte à qui veut l’entendre qu’il va partir et se faire embaucher par le premier mercenaire venu. Il dit que c’est par l’épée qu’il gagnera sa vie, et que jamais il n’acceptera de revêtir l’habit rouge.
— Il est encore jeune…
Honnêtement, moi-même j’avais du mal à imaginer César en robe de cardinal, même si Borgia avait la ferme intention que son fils aîné en devienne un, et peu importe s’il n’était pas encore entré dans les ordres. Hormis les quelques vieillards qui s’accrochaient à leur mission ecclésiastique, les princes de l’Église étaient tous des intrigants ambitieux et rusés, faits pour exercer le pouvoir depuis leurs somptueux bureaux. César, au contraire, était taillé pour le champ de bataille. Il suffisait d’être en sa présence le temps d’un Pater pour comprendre cela.
— C’est mon fils ! Et par le diable, il fera ce que je lui dirai de faire.
Mon propre père aurait voulu que je me marie et que je lui donne des
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