Francesca la Trahison des Borgia
hommes est née dans la couche de la belle.
Les deux fils de cette dernière se tenaient donc debout, dos bien droit, épaules carrées, mains frôlant la poignée de leur épée sans vraiment la toucher. Avaient-ils jamais été amis ? Peut-être dans leur petite enfance ; après tout guère plus d’une année les séparait l’un de l’autre, et ils auraient été naturellement attirés par les mêmes jeux. Mais depuis certainement pas, attendu qu’ils étaient des pions dans la grande partie d’échecs qu’avait entamée leur père des années auparavant.
Des pions à présent mécontents, rebelles, constatai-je, mais je ne songeais pas seulement à César, car Juan semblait lui aussi bouillonner. Étant l’éternel second en vertu de sa naissance, et goûtant depuis peu au plaisir d’être le premier, ne serait-ce que dans les yeux de son rival, il serait à n’en pas douter réticent à l’idée de céder la moindre avancée dans la lutte qui paraissait inéluctable entre eux. Moi-même j’étais presque encline à croire la rumeur qui circulait alors en ville, selon laquelle Juan était allé jusqu’à menacer César de mort si celui-ci osait prétendre aux honneurs et avantages que son frère cadet considérait comme lui revenant de droit.
Borgia paraissait ne rien voir de tout cela, ou peut-être serait-il plus juste de dire qu’il n’en avait cure. Juan et César étaient ses fils ; ils lui obéiraient. Comme pour le leur rappeler, sa voix claqua comme un fouet dans l’air nocturne embaumé des orangers et citronniers environnants.
— Asseyez-vous, tous les deux. (Quand à contrecœur ils lui eurent obéi, il tourna son attention vers moi.) Et toi Francesca, ne fais donc pas la timide, joins-toi à nous.
À peine m’étais-je assise sur le siège indiqué qu’il m’apostropha :
— Es-tu venue comme garante de la conduite de mon insoumis de fils ?
Avant que je puisse répondre, César intervint :
— Elle est venue pour répondre aux questions que tu ne manqueras pas d’avoir lorsque je t’aurais révélé ce que je viens d’apprendre.
Une certaine exaspération monta en moi. Ce n’était pas tant que César se tressait des lauriers alors que sans moi il n’aurait eu aucune révélation à faire ; du moins pas complètement. Il s’agissait plutôt d’une lassitude caractérisée devant les habiles manœuvres dont tout être cherchant à se placer semblait condamné à user en présence de Borgia. Moi-même je m’en rendais coupable parfois, mais j’aimais à penser que de ce point de vue là tout au moins je n’en abusais pas, contrairement à d’autres.
— Tu te souviens de ce prêtre, Bernando Morozzi, continua-t-il, qui a causé tant de problèmes par le passé ? Il est revenu à Rome, et maintenant il est à la solde de Savonarole.
Borgia se rassit dans son fauteuil doré, joignit délicatement ses mains devant son visage et observa son fils aîné.
— Oui, je suis au courant.
Je me forçai à respirer calmement. Jusqu’à cet instant, j’avais hésité à réellement ajouter foi à cette hypothèse. Ainsi, après avoir passé des mois à me fustiger d’être restée à Rome au lieu de partir à sa recherche, il était de nouveau à ma portée. C’était presque trop beau pour le croire.
— C’est vrai ?
En d’autres circonstances, l’expression de César aurait pu être comique. Mais j’étais par trop plongée dans mes pensées pour ressentir davantage qu’une éphémère compassion en voyant son air dépité.
Il n’en allait pas de même pour son frère, néanmoins.
— Bien sûr qu’il est au courant, s’écria Juan, qui ne boudait visiblement pas son plaisir. Notre père possède le meilleur réseau d’espions de toute la chrétienté. Comment as-tu pu supposer qu’on ne l’en informerait pas ?
— Et toi Juan, tu le savais ? le questionna vivement César. Il ne comptait pas se laisser faire, et c’était tout à son honneur. Mais l’inquiétude s’empara de moi quand je vis sa main glisser de nouveau vers la poignée de son épée et ses doigts s’en saisir avec la même avidité que lorsqu’il me touchait.
— Tu le savais ? insista-t-il.
— Ça suffit, coupa Borgia. Vous me fatiguez, tous les deux. (Il se tourna vers moi.) J’imagine que tu vas vouloir être de la partie de chasse contre Morozzi.
Je me contentai d’observer mon maître sans répondre. Je ne saurais dire pourquoi, mais je songeai à
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