Galaad et le Roi Pêcheur
s’écria : « Mon frère ! depuis quand es-tu ici ? » Lionel le dévisagea et, sans même se lever, se contenta de bougonner : « Bohort ! Bohort ! il s’en est fallu de peu, l’autre jour, que je ne périsse par ta faute, quand les deux chevaliers m’emmenaient en me rouant de coups. Au lieu de m’aider, tu as volé au secours d’une fille qu’entraînait un autre chevalier, me laissant, moi, en grand péril de mort. Ah ! je le sais trop ! Pour le sourire d’une femme, il n’est prouesse dont tu ne sois capable ! Mais jamais personne s’est-il rendu coupable de pire déloyauté vis-à-vis de son frère ? En récompense de ce méfait, je peux seulement te promettre la mort, puisqu’aussi bien c’est au service de la mort que tu es entré ! Dorénavant, garde-toi de moi : en quelque lieu que je te rencontre, je te combattrai, sitôt armé, à mort ! »
En entendant ces paroles, Bohort fut si navré du courroux que son frère lui manifestait que, se jetant à genoux devant lui, les mains jointes, il le supplia de lui pardonner, pour l’amour de Dieu. Lionel rétorqua que, loin d’en rien faire, il le tuerait s’il le pouvait, avec l’aide de Dieu. Puis, refusant d’en entendre davantage, il pénétra dans l’ermitage où il avait déposé ses armes et s’en revêtit à la hâte. Une fois armé, il sauta à cheval et cria à Bohort : « Garde-toi de moi ! Si Dieu m’aime, si je l’emporte sur toi, je te traiterai comme on doit traiter un félon. Car tu es le plus déloyal félon jamais né d’un preux comme l’était le roi Bohort, notre père. En selle maintenant ! Tu y seras plus à ton avantage. Et si tu ne le fais, je te tuerai quand même, tel que te voici, à pied. La honte en retombera certes sur moi, mais tu en auras le dommage ! Quant à la honte, peut me chaut, je préfère être universellement blâmé plutôt que de t’épargner le déshonneur que tu as mérité. »
Bohort comprit qu’il ne pouvait plus éviter d’affronter son frère. Et quoique tout son être répugnât à cette bataille et le poussât à la refuser, l’accusation de Lionel lui paraissait si injuste et son attitude si contraire à ses habitudes qu’il choisit de se mettre en selle. Néanmoins, avant d’enfourcher sa monture, il tenta une dernière fois de fléchir son frère et, s’agenouillant aux pieds du destrier de celui-ci, le conjura d’une voix entrecoupée de sanglots : « Pour l’amour de Dieu, mon frère, aie pitié de moi ! Pardonne-moi ce méfait au lieu de nous obliger à nous entre-tuer ! Souviens-toi du grand amour qui est entre nous ! »
Mais, de tout ce que disait Bohort, Lionel n’avait cure, échauffé qu’il était par l’idée de vengeance que lui soufflait l’Ennemi. Aussi, voyant que Bohort ne se relèverait pas, il piqua des deux et le bouscula si rudement qu’il le culbuta et le blessa grièvement. Au surplus, Lionel, sans même y songer, lui passa sur le corps avec son cheval. Et comme Bohort, pâmé de douleur, ne faisait pas mine de se relever, Lionel sauta à terre et, l’épée au poing, lui bondit sus, bien résolu à lui trancher la tête.
À cet instant, l’ermite, qui était un homme d’un très grand âge, sortit de sa cabane et, voyant Lionel sur le point de tuer Bohort, se jeta sur l’un en criant à l’autre : « Chevalier ! tu vas commettre un grave péché ! Et nous ferons avec lui une bien grande perte, car il est l’un des meilleurs chevaliers du monde ! – Seigneur, répondit froidement Lionel, si tu ne t’écartes, je te tuerai, et lui n’en sera pas quitte pour autant. – Alors, tue-moi, reprit l’ermite, plutôt que lui, car ma mort sera une perte moins grande que la sienne. » Et, ce disant, il étreignit Bohort plus étroitement. Alors, sans ajouter un mot, Lionel frappa le vieil homme d’un coup si rude qu’il lui brisa la nuque et l’envoya rouler à dix pas de Bohort.
Sa rage n’en étant pas atténuée, il saisit son frère par le heaume et entreprit de le lui délacer afin de lui couper la tête. Sur ces entrefaites, un chevalier fit son apparition devant l’ermitage et, abasourdi par le spectacle de l’ermite tué et de Lionel s’apprêtant à décapiter Bohort – il les avait reconnus tous deux –, il bondit à terre et, afin d’empêcher le pire, saisit le premier aux épaules et le tira en arrière. « Qu’est-ce là, Lionel ? cria-t-il. Es-tu donc fou, pour vouloir tuer ton frère,
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