Galaad et le Roi Pêcheur
jeune fille qui, vêtue d’une longue robe blanche, venait de l’intérieur du bateau. Ils furent d’autant plus étonnés de sa présence qu’ils ne s’en étaient même pas doutés. « Qui es-tu ? » demanda Perceval. La jeune fille s’avança vers eux et protesta : « Perceval ! Comment ne me reconnais-tu pas ? Je suis ta sœur, Lawri. » En entendant ces paroles, Perceval ne put retenir des larmes de joie. Il serra tendrement sa sœur dans ses bras puis lui demanda comment et pourquoi elle se trouvait à bord de la nef. « Il est des choses que je devrai vous dire, répondit-elle, mais je ne le ferai qu’au moment que Dieu jugera opportun. » Les trois compagnons sentirent leur confiance croître : s’ils étaient ainsi réunis, c’est qu’ils devaient accomplir les desseins secrets de Dieu et mener à son terme la quête du saint Graal {41} .
Ils aperçurent alors une petite île rocheuse si haute qu’elle paraissait toucher le ciel, et si étroite que jamais ils n’en avaient vu de semblable. Elle était entièrement recouverte d’arbres et, comme ils levaient les yeux, ils virent sur ses flancs abrupts un être fort grand et d’aspect si vieux qu’il leur sembla impossible de trouver quiconque de plus vieux ni de plus chenu, car ses cheveux blancs traînaient jusqu’à terre. Ils considérèrent aussitôt cette vision comme une grande merveille, bien que, selon toute apparence, il s’agît simplement d’un homme ou d’une femme. Galaad dit à ses compagnons : « Allons voir qui est cette créature. Si elle a besoin d’aide, il nous faudra la secourir, car m’est avis qu’elle est restée ici beaucoup plus qu’il n’était souhaitable. » Bohort et Perceval approuvèrent.
Comme la nef passait près de l’île, ils jetèrent l’ancre et, laissant la jeune fille à bord, ils sautèrent sur la grève et grimpèrent jusqu’à l’être étrange qu’ils trouvèrent assis entre deux arbres. Ils s’aperçurent alors que c’était un homme, mais tellement âgé que la chose semblait impossible. À leur approche, il voulut se lever, mais ses efforts demeurèrent vains, tant il était faible. Galaad lui demanda : « Au nom de Dieu, dis-nous qui tu es et par quelle aventure tu te trouves dans cette île. Depuis combien de temps es-tu là ? »
L’homme répondit d’une voix assourdie par l’âge : « J’ai vécu longtemps ici dans la douleur et la souffrance. Je me nomme Caïphas, et j’étais grand prêtre à Jérusalem, du temps de l’empereur Titus. À cause du péché des Juifs envers un prophète, nous fûmes tous condamnés et mis à mort. Mais comme j’étais moins coupable que les autres, Vespasien eut pitié de moi et me fit grâce de la vie. Je fus déposé dans une barque, et on m’abandonna, seul et sans avirons, en pleine mer pour que Dieu décidât lui-même de mon châtiment. Quand je fus ainsi en haute mer, j’errai à la voile çà et là, pendant au moins deux cents ans, sans manger ni boire. Je n’ai jamais rencontré personne qui consentît à me secourir, car sitôt que j’avais raconté ma vie, on me traitait de misérable et on me maudissait. Cependant, personne n’eut jamais le désir de me tuer, alors que j’eusse cent fois préféré mourir plutôt que de mener cette existence affreuse.
« Un jour, ma barque aborda cette île. Je fus ravi, car je croyais y trouver des gens qui me soulageraient et me dédommageraient des épreuves endurées tout au long de ces deux siècles. J’abandonnai donc ma barque sur le rivage et escaladai cette roche vaille que vaille, car j’étais déjà très faible en ce temps-là. Hélas ! après avoir exploré toute l’île, je compris qu’elle était déserte. Je voulus alors reprendre ma navigation dans l’espoir d’une terre plus accueillante mais, une fois sur le rivage, je m’aperçus que ma barque se trouvait déjà loin en mer, si loin que je pouvais à peine la distinguer. Je suis resté ainsi depuis lors sans manger, sans boire, sans voir quiconque, assis sur mon rocher, guettant le large dans l’espoir d’y apercevoir une voile.
« Certes, j’ai vécu, mais la faim me tenaille jusqu’à la rage, je me meurs de jour en jour et n’ai jamais pu en mourir et je me trouve, comme vous voyez, dans un état si misérable que, s’il m’était possible d’obtenir le supplice que l’on réserve aux pires criminels, je préférerais la mort à la vie, car la vie que je vis est pire
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