Haute-Ville, Basse-Ville
moustaches, la morale est sauve.
— Elle contredit certainement l'affirmation de Descôteaux. Celui-ci soutient que les femmes du Québec ne veulent pas du droit de vote.
— Ah ! L'ineffable premier ministre Descôteaux.
Elise revint bientôt. La conversation porta sur des sujets anodins, tout le temps du repas. Autour d'eux, chacun semblait comprendre que les questions sérieuses étaient réglées. Une ronde quasi ininterrompue de personnes désireuses de souhaiter bonne chance à Lapointe commença. Ces individus connaissaient tous Elise Trudel. Lapointe se fit un devoir de présenter le jeune homme.
— Renaud Daigle, l'éminent constitutionnaliste qui me fait l'honneur de m'aider de ses conseils dans cette difficile campagne.
Comme plusieurs avocats parmi eux déclaraient ne pas se souvenir de l'avoir connu, Élise s'empressait de leur parler de ses études très poussées à Oxford, de son travail au Haut-Commissariat à Londres. En répétant chaque fois « Bonjour, enchanté de faire votre connaissance», Renaud devenait quelqu'un d'important.
N'était-ce pas exactement ce qu'il cherchait en s'acoquinant avec les Trudel ?
Toutes ces poignées de mains les retinrent à table jusqu'après quinze heures. Renaud pensait bien pouvoir rentrer chez lui pour se pencher sur le cas du Labrador, quand Elise lui dit :
— C'est plutôt un bon moment pour faire un saut au Manège militaire.
Comme le jeune homme ouvrait de grands yeux, elle précisa :
— Au mess des officiers. C'est surtout là que l'uniforme fera une bonne impression.
— Je ne suis pas membre...
L'homme s'arrêta, devinant que bientôt une nouvelle carte s'ajouterait aux autres. Lapointe vit son air interrogateur et expliqua :
— Grâce à votre statut au sein de l'armée de la métropole, vous serez accueilli à bras ouverts. Quant à moi, une ancienne participation à la milice me vaut d'être bien reçu là-bas.
Le Manège militaire se trouvait tout près, un bel édifice du siècle précédent coiffé d'un toit de tôles devenues vertes. L'endroit servait surtout à l'entraînement de jeunes miliciens, mais il s'y trouvait aussi un mess, où les «braves» de la guerre 1914-1918 pouvaient fumer un cigare, boire un verre et ressasser leur gloire passée.
La présence de tous ces hommes en uniforme eut un effet curieux sur Renaud. Renouant avec la fraternité, la camaraderie de l'armée, il se dit tout de suite qu'il aurait dû venir avant. Bien sûr, la plupart des prétentieux autour de lui n'avaient jamais vu un fusil ailleurs qu'à l'entraînement. Toutefois, une minorité d'entre eux partageait une expérience identique à la sienne, ils subissaient sans doute des cauchemars semblables aux siens. Comme lui, ces personnes se réveillaient en sursaut la nuit en s'imaginant être encore dans une tranchée, et ne fermaient plus l'œil avant le lever du jour.
Deux heures plus tard, le trio se trouvait toujours là. Le nouveau venu en était à son troisième whisky, planté au milieu de ces inconnus. Quelques mots suffisaient, le lieu d'une bataille, une date, le nom d'un hôpital de campagne. Chacun comprenait l'histoire. Le vétéran retrouvait naturellement la posture du garde-à-vous en saluant, donnait son nom, celui de son régiment et son grade en serrant la main. De leur côté, Elise et son candidat paraissaient à leur tour tellement empruntés. Au moment de saluer un officier, Renaud apprit bien vite à se tourner vers ses compagnons pour dire :
— Vous connaissez certainement Ernest Lapointe, candidat pour le Parti libéral dans Québec-Est, et mademoiselle Trudel, sa fidèle collaboratrice.
Comme tout le monde voulait savoir qui était cet officier arborant les insignes de l'armée anglaise, tout le monde finit par serrer la main du candidat.
Cette visite se révélait fort rentable. A la marge du groupe formé autour du militaire, il s'en formait un autre avec Lapointe pour discuter des enjeux de l'élection. Certains faisaient une cour appuyée et souvent imbibée à Elise. Qu'elle y prenne plaisir ou non, elle ne se déparait pas de son sourire. Un vote était un vote. Une fois enregistré du bon bord, la motivation de l'électeur ne comptait plus. Tant mieux, si c'était grâce à un intérêt soudain pour sa personne.
Quand ils sortirent de là, Renaud se fit répéter cent fois Come again, old chap. Il reviendrait sûrement. Pour le moment, à cause du whisky,
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