Haute-Ville, Basse-Ville
dernier baiser. Cela devenait d'autant plus facile qu'il avait relevé la capote de l'auto à cause de la pluie, intermittente depuis quelques semaines. A la façon dont elle tenait ses bras contre sa poitrine, l'homme comprit l'interdit. Inutile d'insister. Il rentra chez lui dans un état d'excitation difficile à contenir.
Le lendemain matin, d'autres préoccupations que ses hormones s'imposaient à lui. À la cathédrale, on célébrait à l'intention des membres de l'Université et du Séminaire une messe pour le repos de l'âme de Bégin. Remarquée, son absence lui aurait sûrement valu de sévères remontrances. Il se retrouva donc dans le temple immense, avec tous ses collègues et des centaines d'élèves et d'étudiants. La dépouille du cardinal occupait une large section du chœur, en chapelle ardente depuis cinq jours maintenant. Le cadavre était passé à un vert répugnant. Renaud crut capter une légère odeur de pourriture, quoiqu'il fût à une trentaine de mètres. Cette odeur douceâtre flottait sans cesse sur les champs de bataille européens, il ne craignait guère de se tromper.
M.B Langlois, le successeur probable de Bégin, se livra à une interminable apologie du saint homme. Il insista particulièrement sur le fait que le cardinal avait été le fondateur du syndicalisme catholique au Canada, au moment d'une grève des ouvriers de la chaussure de la ville, en 1900. Le prélat ne pouvait, ni ne voulait, passer sous silence la grève des cordonniers sévissant actuellement en ville. Dans une longue digression, il demanda aux travailleurs de manifester l'esprit de justice et de conciliation que le regretté cardinal avait insufflé à leurs «unions». Il leur fallait rentrer au travail et se plier de bon gré aux décisions que le tribunal d'arbitrage rendrait dans leur cause. Puis l'ecclésiastique enchaîna sur d'autres initiatives de Bégin, comme la création du journal l'Action catholique, la mise sur pied de nombreuses organisations à vocation sociale, ses campagnes en faveur de la tempérance. Enumérer toutes ces bonnes actions occupa une bonne heure.
Quand la messe se termina enfin, au grand plaisir de Renaud, à qui les fumées d'encens donnaient une furieuse envie de tousser, il lui fallut se mettre en ligne comme tout le monde pour s'approcher de la dépouille. « Sans aucun doute, se dit-il en regardant le visage verdâtre, émacié à cause d'une longue maladie, il sent la charogne.» Parce qu'il pinçait le nez et arborait une demi-grimace, sa figure pouvait passer pour recueillie et peinée. Le professeur s'éloigna après un court instant en laissant échapper un long soupir car il avait retenu sa respiration, alors que, derrière lui, d'autres se pressaient pour voir les restes de Son Eminence.
Il n'en avait malheureusement pas terminé avec le grand homme. Il lui faudrait jouer des coudes le lendemain pour se faire voir aux funérailles du cardinal, dont on allait ensuite promener la dépouille dans les rues de la ville, étendue sur un lit de roses, pour la montrer au bon peuple.
Renaud rentrait tout juste à la maison quand il entendit le téléphone sonner. Il se précipita sur le combiné pour entendre la voix inquiète d'Elise Trudel lui dire :
— Enfin, je vous trouve, monsieur Daigle. Je désespérais un peu.
— Je n'ai pu me dérober à l'obligation d'offrir une prière à Son Eminence le cardinal Bégin.
Il affichait tout juste une pointe d'ironie.
— Je comprends. Pour moi, ce fut hier soir. Il y a eu une petite cérémonie réservée au personnel politique et à leur famille. Je me devais d'être là.
Son enthousiasme ne semblait pas plus grand que le sien. Elle continua :
— J'aimerais vous rencontrer dans quelques minutes au Club de Réforme. Je veux vous présenter monsieur Lapointe.
— Mais je ne suis pas membre.
— Oh si, vous l'êtes ! dit-elle en riant. Il serait très convenable que vous portiez votre uniforme, et toutes ces médailles !
Elle ne renonçait pas à l'utiliser comme sauf-conduit auprès de la frange impérialiste de l'électorat.
— Très bien. Je peux être là dans une demi-heure.
— Disons quarante minutes, le temps de dénicher mon candidat. Nous allons dîner là-bas. A tout à l'heure.
Renaud se sentait happé par les événements. Ses affinités avec le Parti libéral lui étaient venues comme son héritage, de son père. N'éprouvant aucune sympathie pour les
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