Haute-Ville, Basse-Ville
?
L'autre lui fit signe de monter à l'étage et retourna à son travail.
Un escalier étroit conduisait au premier. Renaud aboutit dans une pièce servant de bureau au propriétaire, à l'éditeur et au seul journaliste du Franc-Parleur. Des liasses de papier s'entassaient à hauteur d'homme ; des classeurs, une longue table sur laquelle s'étalaient des épreuves en cours de correction encombraient les lieux. Juste en haut de l'escalier, des paquets de La Non-Vengée, attachés avec des ficelles, trahissaient leur auteur.
Un petit homme malingre d'une cinquantaine d'années le regarda venir vers son bureau. Il portait une visière verte, transparente, pour protéger ses yeux, et des manchons de grosse toile de baptiste noire du poignet au coude à chacun de ses bras, pour épargner sa chemise des taches d'encre. La précaution était inutile, le vêtement était déjà beaucoup trop maculé pour être encore décent.
— Monsieur Raoul Richard, je présume ?
L'autre s'était levé pour l'accueillir. Quand il tendit la main, plutôt que de la serrer, le visiteur lui remit sa carte professionnelle. Le « Renaud Daigle - Avocat - Professeur à l'Université Laval » fit son effet.
— J'aimerais vous parler de votre dernier succès littéraire, précisa-t-il.
L'imprimeur et journaliste lui fit signe de s'asseoir. Il offrait un tout petit visage osseux, très laid. Toutes les vingt secondes, il faisait un « huhum » pour déloger du mucus dans sa gorge, puis il déglutissait avec un bruit de succion, pour avaler le tout. Agacé par ce tic plutôt répugnant, pour ne pas le regarder, Renaud parcourut la pièce des yeux. Tous les murs s'encombraient de grandes croix noires de la tempérance, de statues de plâtre, d'images pieuses à la fois naïves et grotesques : Notre-Dame-des-Sept-Douleurs, saint Georges terrassant le dragon, etc. La profusion de vierges et de saintes, toutes mortes pour préserver leur vertu, témoignait d'une véritable obsession chez le bonhomme.
— J'ai un mandat de Germaine Caron. Votre écrit La Non-Vengée la présente comme une complice de l'enlèvement et du meurtre de Blanche Girard.
— Je ne nomme jamais Germaine Caron.
— Non, mais vous présentez cette complice comme étant la meilleure amie de Blanche. Tous les membres de la chorale pourront témoigner que Germaine Caron était la seule amie de la victime. Elle a admis être la dernière personne à avoir vu celle-ci le jour de sa disparition. C'est aussi le cas de votre personnage. Cela suffit pour porter préjudice à ma cliente.
— Ce récit est une invention. Cela se passe dans une ville inconnue.
Effrayé, le petit homme déglutissait à une vitesse folle.
— Si je prends un plan de la ville avec moi au tribunal et que je lis vos élucubrations à haute voix, tout le monde reconnaîtra Québec. Vos descriptions de la rivière Saint-Charles et du parc Victoria sont très ressemblantes. Vous avez même repris les mots exacts du compte-rendu du sermon du curé Melançon, publié dans L'Action catholique.
— De toute façon, que pouvez-vous me reprocher? J'ai écrit une histoire inventée où il y a des éléments empruntés à la vérité. Mon objectif est d'inciter les jeunes filles à rester vertueuses.
Ce serait sans doute sa défense, devant un juge. Son visiteur afficha la même candeur en présentant ses propres arguments :
— Dans cette histoire, vous attaquez la réputation d'une personne réelle. Tous vos lecteurs un peu au courant de l'affaire vont la reconnaître.
— Je ne peux pas nuire à sa bonne réputation, elle n'en a pas.
Renaud fixa ses yeux dans ceux du petit homme au moment de demander:
— Que voulez-vous dire ?
— Elle vit dans une maison de chambres, et non chez ses parents, elle sort avec des hommes. Je le sais, j'ai fait des recherches.
— Vous avez découvert qu'elle était associée à un Club des vampires ? Qu'elle avait été complice d'un enlèvement ? Vous avez des preuves de cela ?
Il s'était penché sur le bureau, regardant intensément le petit homme, avec un sourire mauvais. L'imprimeur fit signe que non. L'avocat continua:
— Je vous laisse une lettre où je vous présente les attentes de ma cliente. D'abord, cessez de répandre votre torchon. J'aurais pu présenter une demande d'injonction au tribunal tout de suite, mais je me suis dit que si vous étiez assez stupide pour ne pas
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