Haute-Ville, Basse-Ville
Trudel allait tout de suite à l'essentiel : combien valait l'homme. Armand Bégin ne sut d'abord comment enchaîner. Il opta pour un long détour :
— J'étais très proche de son père.
Pendant de longues minutes, il évoqua leurs débuts en affaires, pour conclure sur le drame de la grippe espagnole.
Le ministre se permit quelques remarques tout au long de ce monologue, tout en se demandant bien où son vieil ami voulait en venir. Il le sut bientôt :
— Je me sens une vague responsabilité à l'égard de Renaud Daigle. Ce garçon est seul au monde. Je me suis mis en tête de lui donner un coup de main en le présentant aux membres influents du Parti libéral. Comme il est constitutionnaliste, le gouvernement est susceptible de devenir son principal client.
— Avant d'en arriver là, il lui faudra faire ses preuves. Nous ne manquons pas de très bons avocats.
Trudel ne pouvait trop se formaliser de la demande de Bégin, puisqu'elle était totalement désintéressée. Il tenait cependant à lui rappeler qu'une foule de personnes prétendaient aux largesses de l'Etat.
— Bien sûr. En fait, je pensais dans un premier temps à le présenter aux personnes qui comptent. Je me demandais si vous pourriez l'inviter un de ces jours, juste pour le connaître.
Armand Bégin fixait madame Trudel. Elle déciderait en dernier recours si ce jeune homme allait s'asseoir à sa table. Celle-ci consulta son époux du regard. Comme sa suggestion ne semblait soulever aucun enthousiasme, Bégin glissa après un moment :
— Il est célibataire.
D'une façon qu'il voulait discrète, il regarda en direction d'Elise. Les deux parents firent de même. La maîtresse de maison convint dans un soupir :
— Ce ne serait pas une mauvaise idée de réintroduire ce jeune homme dans la bonne société de Québec, en effet.
Elise Trudel rougit violemment. On allait inviter un inconnu pour la montrer. Ce serait la prochaine étape de la longue entreprise à laquelle sa mère consacrait l'essentiel de ses efforts: lui trouver un bon parti. Elle en éprouvait une honte profonde. Elle se faisait l'impression d'un animal de prix dans une foire agricole.
Maurice Gagnon se sentait obligé de vérifier toutes les informations. Ovide Germain affirmait avoir eu le nez cassé par un client du Chat à peu près au moment où Blanche disparaissait de la surface de la Terre. Il se présenta donc au bordel le vendredi, en fin d'après-midi. Pour la centième fois peut-être, il remarqua le chat vaguement art déco qui ornait le vitrail au milieu de la porte. L'endroit tenait son nom de ce détail. Il rencontra Berthe près du bar. Il la connaissait pour l'avoir croisée quelques fois au poste de police.
— Ovide Germain prétend qu'il était ici le 3 juillet dernier. Il affirme y avoir été toute la soirée, lança-t-il d'entrée de jeu.
— S'il le dit, cela doit être vrai, fit-elle sur la défensive.
Puis elle trouva plus prudent de préciser :
— Je me souviens, c'est le soir où il s'est battu avec un jeune visiteur. Cela a eu lieu à l'heure du souper. Il est resté dans un lit toute la soirée. Il y a même un client, médecin, qui a jeté un coup d'œil à son nez. Si vous me forcez, je vous donnerai son nom.
— Pourquoi cette bagarre ?
S'il y avait un autre témoin, un bon bourgeois de Québec, l'alibi du mauvais garçon demeurerait inattaquable.
— Cela s'est passé dans les toilettes, précisa la tenancière. Il m'a expliqué avoir offert à ce type les services d'un garçon, l'autre a trouvé l'initiative révoltante. Pourtant, il n'était monté avec aucune fille.
— Et le client a eu le dessus ?
— Oui. Ce n'était même pas un type bien costaud. Ovide insiste pour dire qu'il a été pris par surprise, tellement son orgueil a été froissé.
Un incident de ce genre pouvait vraiment écorcher la réputation du petit caïd.
— Vous connaissiez cet agresseur ? Un client régulier ?
— Je ne l'avais jamais vu. Il paraissait bien élevé, extrêmement timide.
Jamais Gagnon n'avait mené un interrogatoire avec tellement d'incompétence. En demandant si ce client était venu seul, par exemple, et l'heure exacte de sa visite, il aurait compris tout de suite qu'il faisait partie de la petite troupe d'Henri Trudel. Six jeunes gens prenant possession d'un bordel en milieu d'après-midi, ce n'était pas habituel. Cela devait même
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