Haute-Ville, Basse-Ville
les feuilles de musique partaient au vent et la moitié de ceux et celles qui étaient là pleuraient. Le jeune abbé jouant au chef d'orchestre abrégea le tout. Puis quelqu'un déclencha le mécanisme permettant au cercueil de descendre dans la fosse, au moment où le curé Melançon donnait une dernière bénédiction. Cette précipitation soudaine tenait sans doute à la crainte d'un employé des pompes funèbres de le voir commencer un nouveau sermon. Les choses allaient trop vite pour que
ce fut décent - on bâclait l'inhumation -, mais personne n'était habillé pour ce temps maussade, et la pluie menaçait de reprendre.
En revenant à son auto, Renaud Daigle se retrouva aux côtés de l'inspecteur Gagnon. Il le salua, sans obtenir de réponse. Très pâle, celui-ci concentrait toute son attention à l'écoute de la conversation des commères qui leur bloquaient le passage.
— La police doit s'arranger pour les protéger, disait l'une.
— C'est impossible, pas pour une affaire comme celle-là. C'est trop grave, répondait l'autre.
— Pourtant, insistait une troisième, Gertrude est formelle : elle a vu la fille dans une voiture, ce samedi-là, vers sept heures. Une grosse voiture, elle a dit, comme celles des gens de la Haute-Ville. Il y avait des garçons avec elle. Des garçons de la Haute-Ville, aussi, qu'elle a dit.
— Moi, je ne crois pas ça. Voyons, voir si la police n'a pas vérifié toutes ces choses-là. Gertrude, des fois, elle voit des choses dans le fond de son verre de Boswell.
Les autres se mirent à rire. Elles accélérèrent enfin le pas.
Le lieutenant Gagnon paraissait maintenant moins bouleversé que résolu. Quant à Germaine, elle pleurait. La soirée ne serait peut-être pas des plus excitantes, mais elle avait certes besoin de se changer les idées.
En approchant de la ville, les larmes de Germaine se firent moins abondantes. Elles avaient disparu quand ils atteignirent le quartier Saint-Jean-Baptiste. L'inhumation avait été le dernier acte d'une histoire horrible. Comme elle l'avait fait remarquer lors de leur rencontre «fortuite», Blanche était disparue trois semaines plus tôt. Mieux valait pour elle dépasser à autre chose. Excepté ses yeux rougis et un peu enflés, la jeune femme retrouvait toute sa contenance au moment dise mettre à table dans un petit restaurant de la rue Saint-Jean, à l'ouest de la porte.
Renaud avait réfléchi longuement au choix de l'endroit où aller souper. L'amener dans l'un des établissements chics autour du Château Frontenac aurait paru ostentatoire de su part, tout en mettant sa compagne mal à l'aise. Il avait donc repéré des restaurants dans Saint-Jean-Baptiste, tout à fait charmants, situés en quelque sorte à mi-chemin entre eux : des endroits fréquentés par des employés cols blancs, ou encore de jeunes professionnels en début de carrière. La présence de l'un ou de l'autre ne paraîtrait pas trop incongrue en ces lieux. Ce bourgeois n'eut pas l'honnêteté de se dire que dans ce type d'établissement, il ne risquait pas de rencontrer des gens de la Grande Allée. Cette éventualité l'aurait gêné.
Au premier coup d'œil, sa compagne ne révélait pas trop ses origines modestes. Elle avait mis ses meilleurs vêtements, trop élégants pour ce petit restaurant d'ailleurs. L'employée s'était visiblement «endimanchée» pour les funérailles. La conversation ne languit pas trop, car ce premier rendez-vous se passa tout entier en échanges de renseignements biographiques. Elle apprit que le père de son compagnon était notaire, que lui occuperait un poste de professeur à l'Université Laval. Elle était impressionnée et ne le cachait pas.
Quant à elle, son père était contremaître dans une usine de chaussures. Il possédait une maison dans Saint-Sauveur. Quatre frères et sœurs, qui avaient tous autour de vingt ans, vivaient avec les parents. Ayant reçu un petit héritage de sa marraine, quelques centaines de dollars tout au plus, Germaine préférait voler de ses propres ailes. Cette somme lui avait procuré un sentiment de sécurité matérielle suffisant pour quitter la maison familiale et emménager dans une maison de chambres. Elle y trouvait à la fois plus d'espace et de liberté. A sa façon de l'évoquer, son compagnon comprenait que cette manifestation d'indépendance face à la cellule familiale avait entraîné des orages avec ses proches.
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