Hiéroglyphes
notre
hospitalité et mangeait de fort bon appétit,
j’attendais en m’efforçant de réprimer la
course accélérée du sang dans mes veines. Durant
ces semaines passées en compagnie de Miriam, l’image
d’Astiza s’était quelque peu estompée. À
présent, des sentiments réprimés depuis des mois
me fracassaient la tête comme si je tenais Astiza dans mes bras
ou la regardais, pour la seconde fois, pendre à cette corde
avant de s’engloutir dans les eaux du Nil.
J’attendais,
j’attendais, le front baigné de sueur, avec une
impatience fébrile tandis que Miriam m’observait.
Mais
il y eut encore les salamalecs de rigueur, les souhaits de bonne
santé et le reste. « Comment allez-vous ? »
est la question rituelle de cette époque, avec le récit
des incidents de la journée. Enfin, Jéricho décida
de trancher dans le vif :
« Quelles
nouvelles avez-vous de l’amie de notre ami ? »
Le
messager secoua les miettes de pain qui encombraient sa barbe.
« On
parle d’un ballon français qui serait tombé dans
le Nil pendant la révolte d’octobre, au Caire. Rien sur
l’Américain resté à bord. Il aurait
simplement disparu ou déserté de l’armée
française. Rien de précis, non plus, sur ce qui lui
serait arrivé ensuite, juste des bruits contradictoires selon
lesquels il se trouverait en des endroits différents, sans
aucune certitude. »
Je
m’emportai légèrement :
« On
sait sûrement ce qu’il est advenu du comte Silano ?
— Le
comte Alessandro Silano a également disparu. Aperçu
pour la dernière fois à la Grande Pyramide, et plus
rien. Certains pensent qu’il aurait été tué
à l’intérieur de la pyramide. D’autres
qu’il est rentré en Europe, et les plus crédules
qu’il se serait transporté ailleurs par magie. »
Je
protestai instinctivement :
« Non,
non, il est tombé d’un ballon dans le Nil.
— Aucun
rapport ne le signale, effendi. Je vous rapporte les bruits qui
courent.
— Et
Astiza ?
— Aucune
trace. »
Mon
cœur s’arrêta de battre.
« Comment
ça, aucune trace ?
— La
maison de Qelah Alemani, l’homme que vous appelez Enoch, chez
qui vous avez dit que vous logiez, est vide depuis son meurtre.
Réquisitionnée depuis lors par les Français pour
en faire une caserne. Youssouf al-Beni, dont vous avez dit qu’il
avait hébergé cette femme dans son harem, nie l’avoir
jamais vue. Le bruit a couru qu’une belle femme accompagnait la
force expéditionnaire du général Desaix en
Haute-Égypte, mais elle a également disparu. Aucune
trace, non plus, de ce mamelouk blessé, Ashraf, dont vous avez
parlé. Personne ne se souvient de la présence d’Astiza
au Caire ou à Alexandrie. Les soldats parlent d’une
femme très séduisante, mais aucun ne prétend
l’avoir vue, encore moins rencontrée. C’est
presque comme si elle n’avait jamais existé.
— Mais
elle aussi est tombée dans le Nil. Tout un peloton y a
assisté.
— Dans
ce cas, mon ami, elle n’a pas dû s’en sortir. Son
souvenir est une sorte de mirage. »
J’étais
atterré. J’avais appréhendé la nouvelle de
sa mort et de son enterrement, quelque part. J’avais espéré
sa survie, même emprisonnée en un lieu d’où
je saurais bien la faire sortir, mais cette disparition sans nuances…
Le fleuve l’avait-il transportée loin de son point de
chute ? N’avais-je aucune chance de la revoir ni de me
recueillir un jour sur sa tombe ? Quelle sorte de réponse
m’apportait la disparition simultanée de Silano ?
C’était encore plus suspect. Avait-elle survécu ?
Vivait-elle avec lui ? Une autre sorte de torture.
« Vous
devez pouvoir en découvrir beaucoup plus. Mon Dieu, toute
l’armée la connaissait ! Napoléon l’avait
remarquée. Des savants célèbres l’avaient
prise à bord de leur bateau. Et, maintenant, on se trouve
plongé au cœur d’un mystère ? »
Il
me regardait avec sympathie.
« Je
suis navré, effendi. Parfois, Dieu nous laisse plus de
questions que de réponses. »
L’être
humain peut s’adapter à tout, sauf à
l’incertitude. Les monstres les plus redoutables sont ceux
qu’on n’a pas encore croisés sur sa route. Et ses
derniers mots résonnaient toujours dans ma tête :
« Trouve-le ! » Suivis de la rupture de la
corde tranchée et de sa chute avec Silano, les cris qui
l’avaient accompagnée, sous le soleil aveuglant, alors
que le ballon allégé fusait vers le ciel…
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