Hiéroglyphes

comme sous l’effet d’un courant électrique.
Lui aussi était nettement plus brun de peau que lorsque je
l’avais quitté à Toulon, près d’un
an auparavant. Et, bien qu’il ait juste atteint la trentaine,
victoires et responsabilités lui avaient durci le visage. Les
déceptions aussi, peut-être ? Joséphine
s’était révélée adultère,
son projet de modeler une Égypte républicaine l’avait
fait condamner en tant qu’infidèle et il avait dû
réprimer, au Caire, une révolte sanglante. Son
idéalisme était à l’épreuve, son
romantisme de même. À présent, ses yeux gris
étaient glacés, sa chevelure hérissée,
son pas impatient, son profil plus semblable que jamais à
celui d’un vautour. Il s’arrêta juste devant moi,
le regard sévère. Avec son mètre soixante-cinq,
il était nettement plus petit que moi, mais gonflé de
sa propre puissance. Je ne pus m’empêcher de tressaillir.
    « Alors,
c’est vous ? Je vous croyais mort.
    —  Il
a rejoint les Anglais, mon général »,
intervint Najac.
    Ce
type s’exprimait comme un mauvais élève qui
cafarde à l’école. Je commençais à
regretter de ne pas l’avoir touché à la langue.
    Bonaparte
se pencha vers moi.
    « C’est
vrai, ça, Gage ? Vous m’auriez trahi au profit de
l’ennemi ? Avez-vous également trahi l’idéal
républicain, l’exercice de la raison, la réforme,
et vous seriez-vous placé du côté de la royauté,
des réflexes réactionnaires et des Turcs ?
    —  Ce
sont les circonstances qui nous ont séparés, général.
J’essaie simplement de retrouver la femme que j’ai
rencontrée en Égypte. Vous vous souvenez d’Astiza ?
    —  Celle
qui tire sur tout ce qui bouge. Je sais, par expérience, que
l’amour apporte plus de mal que de bien, Gage. Et vous la
cherchiez à Jérusalem où Najac vous a repêché ?
    —  En
tant que savant, je menais une enquête de nature purement
scientifique… »
    Il
explosa :
    « Non !
Si j’ai appris quelque chose, c’est que vous n’êtes
pas un savant. Ne me faites pas perdre mon temps avec des bêtises.
Vous êtes un menteur prompt à retourner sa veste, doublé
d’un hypocrite prêt à combattre en compagnie de
marins anglais. Vous seriez un espion, comme le prétend Najac,
si vous n’étiez pas aussi bête, comme l’a
fait remarquer Monge…
    —  Najac
a tenté, en France, de me voler mon médaillon de
référence. Un médaillon alors que j’étais
déjà engagé vis-à-vis de vous !
C’est lui, le traître.
    —  Lui,
s’empressa de contre-attaquer Najac, n’est qu’un
acolyte du comte Silano et un membre du rite hérétique
égyptien, ennemi des vrais francs-maçons, j’en
suis sûr !
    —  Silence !
tonna Bonaparte. Je connais votre haine du comte Silano, Gage. Mais
je sais aussi qu’il a fait preuve d’une loyauté et
d’une persévérance dignes d’éloges,
malgré sa chute du haut de la pyramide. »
    Silano
était donc vivant. La situation empirait de minute en minute.
Plutôt que d’un ballon, le comte avait-il prétendu
être tombé d’une pyramide ? Et pourquoi
personne ne parlait d’Astiza ?
    « Si
vous aviez la loyauté de Silano, poursuivait Bonaparte, vous
ne vous seriez pas condamné vous-même. Grand Dieu, Gage,
vous étiez accusé de meurtre, je vous ai ouvert toutes
les portes et vous balancez d’un côté à
l’autre comme un pendule !
    —  C’est
dans son caractère, mon général »,
insista Najac.
    Je
l’aurais étranglé volontiers, si j’en avais
eu l’occasion.
    « Vous
ne cherchiez rien d’autre qu’un trésor, n’est-ce
pas ? C’était toute votre motivation. Le
mercantilisme et la cupidité des Américains.
    —  La
soif de connaissance, général.
    —  Et
quelle connaissance avez-vous acquise ? Soyez honnête, si
vous tenez à la vie.
    —  Aucune,
général, comme vous pouvez le voir. C’est la
vérité. Tout ce que je dis est vrai. Je ne suis qu’un
enquêteur américain pris entre deux feux dans une guerre
qui n’est pas la sienne.
    —  Général,
cet homme est décidément plus idiot que traître,
coupa le mathématicien. Son seul péché est
l’incompétence, pas la trahison. Regardez-le. Il ne
comprend rien à rien. »
    J’essayais
de sourire bêtement, pas facile pour quelqu’un de sensé,
mais je savais que la déclaration de Monge marquait un point
contre Najac, et je m’efforçai d’en gagner un
deuxième :
    « Je
peux vous dire que la politique de