Hiéroglyphes
Étions-nous
condamnés à mourir de soif ?
« Mohammed,
s’ils décident de nous écraser, coûte que
coûte, fais le mort. En tant que musulman, tu pourras t’en
sortir. Inutile de partager le sort de nous autres Européens.
— Allah
ne conseille pas à un homme d’abandonner ses amis »,
déclara-t-il avec une dignité résignée de
grande classe.
Je
n’eus pas le temps de l’en féliciter, car une voix
enrouée prétendait distinguer, vers l’ouest,
l’éclat de baïonnettes en mouvement.
« Voilà
le petit caporal ! »
Même
Kléber ne voulait pas y croire.
« Comment
pourrait-il être déjà là ? »
Il
m’invitait, du geste, à le rejoindre.
« Passez-moi
votre longue-vue de marine ! »
Le
cadeau de Sidney Smith s’était révélé
très supérieur à tous les modèles
militaires.
Je
suivis le général hors de la sécurité
relative du carré, et, sur la pente exposée de la
colline, on enjamba des corps dont certains râlaient doucement,
parmi les grands épis couchés, rouges du sang répandu.
Les ruines du château nous procuraient une vue panoramique.
Provisoirement incapables de prendre une décision, les Turcs
paraissaient de plus en plus nombreux, malgré les centaines de
cadavres étalés en pleine vue.
Au
loin, on pouvait apercevoir leurs tentes, leurs chariots de
provisions et de matériel et même quelques silhouettes
qui s’agitaient. On était cruellement isolés,
îlot bleu au milieu d’une mer blanche, verte et rouge.
Une dernière charge et notre carré s’ouvrirait de
part en part, nos hommes prendraient la fuite et ce serait la fin.
Les
hautes herbes bougeaient effectivement, vers l’ouest, mais
était-ce le vent ou une troupe en marche ?
« C’est
sûrement une colonne de renfort, conclut le général
Kléber. On va mourir de soif si on reste inactifs. Ou alors
les hommes vont paniquer et se faire couper la gorge. Je ne sais pas
si ce sont des renforts ou non… mais on va le savoir ! »
Il
se lança en terrain découvert. Moi sur les talons.
« Junot, formez-les en colonnes. On va aller à la
rencontre de nos sauveurs ! »
Les
hommes en riaient de soulagement, espérant contre tout espoir
qu’il ne s’agissait pas d’une hallucination
engendrée par la menace croissante d’une ultime charge
ottomane. Le carré se répartit en deux colonnes. Les
Turcs hésitaient toujours. Allaient-ils courir le risque
d’attaquer encore ?
« En
avan-an-ant. »
La
double colonne s’ébranla. Les Turcs dansaient sur place
en agitant des lances. Puis il y eut un premier coup de canon, vers
l’ouest. Le calibre était si modeste que la détonation
sèche me rappela quelque commande impérieuse criée
dans un restaurant parisien. Une fumée s’éleva,
dans la direction repérée. Les hommes en pleuraient de
joie. Ce n’était pas une illusion. Les renforts
arrivaient. Certains se mirent à chanter.
La
cavalerie turque ne parvenait pas à se décider. Les
drapeaux tricolores apparurent alors qu’on atteignait, comme à
la parade, le bas du Djebel-el-Dahy. Le canon tonna de nouveau. De la
fumée monta du camp ennemi. Puis se déclencha la
fusillade, accompagnée de nombreux cris et du son triomphant
des clairons français. La cavalerie de Napoléon avait
pris à revers le camp ennemi et la panique s’installait
chez les Turcs. Leurs précieuses réserves partaient en
flammes. Puis il y eut l’explosion de leur provision de poudre.
« Doucement !
répétait Kléber. Restez en rang !
— S’ils
chargent, renchérit Junot, tout le monde genou à terre
et attendez l’ordre de tirer ! »
Il y
avait un petit lac, auprès du village de Fula. La
surexcitation générale touchait au paroxysme. Un
régiment ennemi se préparait à l’attaque.
Mais nos officiers à cheval galopaient le long des colonnes et
c’est chez nous que retentit l’ordre vociféré
à pleine gorge :
« Chargez ! »
Non
sans cris et sans vivats, les Français exténués,
sanglants, fondirent sur le village. Il y eut des coups de feu, des
plongeons de baïonnettes dans de la chair tendre, des moulinets
de mousquets frappant de la crosse des têtes épouvantées.
Les Ottomans fuyaient dans toutes les directions. Miraculeusement,
moins de cinq mille Français avaient écrasé,
réduit à la déroute une armée de
vingt-cinq mille hommes. La cavalerie de Bonaparte les poursuivit,
multipliant les morts, jusqu’à la rive du Jourdain.
On
plongea dans le lac de Fula,
Weitere Kostenlose Bücher