Histoire de la Bretagne ancienne et moderne
ans sans autre éducation que
celle qu’il recevait dans la compagnie des enfants du village,
hargneux, querelleur, toujours battant ou battu, réunissant les
petits campagnards, les divisant en armées, et les contraignant,
soit par des coups, soit par l’exemple, à représenter des
batailles. Il était devenu l’effroi des fermiers, des serviteurs de
son père et même de ses frères, qui ne pouvaient supporter l’humeur
difficile de leur aîné. Très-laid d’ailleurs, il avait la taille
courte, les bras longs, les mains grosses, le nez écrasé, les
épaules larges, le teint bronzé, et il se faisait détester de tous
ceux qui l’entouraient, particulièrement de sa mère.
Un jour, une de ses tantes, religieuse, vint
voir le père du terrible enfant, et fut invitée à partager le repas
de la famille. Elle avisa les trois frères qui, selon l’usage du
temps, mangeaient ensemble à une table séparée. Sont-ce là vos
enfants, dame ? dit-elle à la mère. – Oui, répondit la
châtelaine. – Il me semble, dit la perspicace religieuse en
montrant Bertrand, que vous ne tenez pas cestuy-là le plus près de
votre cœur. – Il est vray, reprit la dame ; de plus mauvais
garçon n’y a au monde ; ni son père ni moi ne nous en pouvons
aider. Il est toujours borgne et le visage rompu et
égratigné ; en somme, nous le voudrions sous la terre. – Bonne
dame, dit la religieuse d’un ton grave et prophétique, ne vous
ennuyez point de cet enfant, il viendra un jour en perfection et
sera le premier homme de France, et l’honneur de son pays, de ses
parents et du royaume. – Dieu vous en veuille ouïr, dit la mère
d’un air de doute pénible ; mais qu’attendre d’un pareil
commencement ? »
Peu de temps après cette prédiction, la
religieuse rencontre Bertrand, qui avait été blessé en luttant
contre des paysans et que ceux-ci rapportaient chez son père :
« Ah ! beau neveu, lui dit-elle, n’est-il pas honteux que
le fils d’un chevalier se batte contre ceux qu’il devrait protéger,
et se serve de son poing au lieu de lance ! – Mais, sainte
dame, s’écria Bertrand, je n’ay ni lance ni roussin, et pour néant
mon père ne m’en voudroit bailler. – Venez dans ma cellule, quand
vous serez guéri, et le bon Dieu y pourvoira. » La religieuse,
en effet, lui donna un peu d’argent, dont il acheta une lance et un
mauvais cheval avec lesquels il s’exerça en secret au métier des
armes.
Bientôt un magnifique tournoi fut proclamé
dans Rennes : le père de notre héros s’y montra avec honneur,
et fut chargé de la fonction de tenant des joutes. Vainement
Bertrand lui demanda des armes et mit en usage les prières les plus
humbles pour obtenir la permission d’assister au tournoi ; le
chevalier s’y refusa toujours, redoutant la honte que les défauts
d’éducation et de caractère du pauvre Bertrand devaient lui attirer
indubitablement. Il prolongea même d’un mois la réclusion à
laquelle il l’avait condamné pour quelque incartade. À peine fut-il
parti, que Bertrand parvint à s’échapper de son cachot, et, monté
sur son haridelle, entra dans Rennes à quelques pas du brillant
cortège de son père. Il fut en butte aux plaisanteries des nobles,
des dames et du peuple, qui ne pouvaient regarder sa grotesque
figure et son ridicule équipage sans éclater de rire. Piqué au vif
des sarcasmes dont il ne pouvait pas douter qu’il fût l’unique
objet, Bertrand, de simple spectateur, entreprend de devenir un des
figurants de la lutte et d’y jouer un rôle brillant. Par bonheur,
comme il se retirait tout frémissant, passe un de ses parents qui
allait se faire désarmer à la prochaine hôtellerie, après avoir
donné maints bons coups de lance. Bertrand ne l’a pas plutôt vu,
qu’il se jette à ses pieds, et, les larmes aux yeux, lui demande de
lui prêter son cheval et ses armes pour tenter une course. –
« Oui-dea, mon ami, dit le bon gentilhomme, soyez digne fils
de votre généreux père ; il est d’un homme de cœur de se
vouloir montrer en telle occasion. Or donc, je vous arme
moi-même ; mais souvenez-vous que jamais combattant n’a vu le
dos de ma cuirasse. »
Du Guesclin, sans lui répondre, endosse le
harnois, s’élance sur le cheval encore fumant, et piquant des deux,
visière baissée, lance haute, il va se mêler dans les rangs. Dès la
première course il envoie son adversaire mesurer la terre, cavalier
et monture. Des
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