Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
intrigues secrètes, tirèrent un voile impénétrable entre
un prince innocent et des sujets opprimés. Le vertueux Gordien ignorait que les
premières dignités de l’État étaient tous les jours vendues publiquement aux
plus indignes citoyens. Nous ne savons pas comment l’empereur fut assez heureux
pour s’affranchir de cette ignominieuse servitude et pour placer sa confiance
dans un ministre dont les sages conseils n’eurent pour objet que la gloire du
souverain et le bonheur du peuple. On serait porté à croire que l’amour et les
lettres valurent à Misithée la faveur de Gordien. Ce jeune prince, après avoir
épousé la fille de son maître de rhétorique, éleva son beau-père aux premiers emplois
de l’État. Il existe encore deux lettres admirables qu’ils s’écrivirent. Le
ministre, avec cette noble fermeté que donne la vertu, félicite Gordien de ce
qu’il s’est arraché à la tyrannie des eunuques, et plus encore de ce qu’il sent
le prix de cet heureux affranchissement [618] .
L’empereur reconnaît, avec une aimable confusion, les erreurs de sa conduite
passée ; et il peint avec des couleurs bien naturelles le malheur d’un
monarque entouré d’une foule de vils courtisans, qui s’efforcent
perpétuellement de lui dérober la vérité.
Misithée avait passé sa vie dans l’étude des lettres, et la
profession des armes lui était entièrement inconnue. Cependant telle était la
flexibilité du génie de ce grand homme, que lorsqu’il fut nommé préfet du
prétoire, il remplit les devoirs militaires de sa place avec autant de vigueur
que d’habileté. Les Perses avaient pénétré dans la Mésopotamie, et menaçaient
Antioche. Le jeune empereur, à la persuasion de son beau-père, quitta le luxe
de Rome, et marcha en Orient, après avoir ouvert le temple de Janus, cérémonie
autrefois si célèbre, et la dernière, alors dont l’histoire fasse mention. Dès
que les Perses apprirent qu’il s’approchait à la tête d’une grande armée, ils
évacuèrent les villes qu’ils avaient déjà prises, et se retirèrent de
l’Euphrate vers le Tigre. Gordien eut le plaisir d’annoncer au sénat les
premiers succès de ses armes, qu’il attribuait, avec une modestie et une
reconnaissance bien recommandables, à la sagesse de son préfet. Pendant toute
cette expédition, Misithée veilla toujours à la sûreté et à la discipline de
l’armée. Il prévenait les murmures dangereux des troupes, en maintenant
l’abondance dans le camp, en établissant dans toutes les villes frontières de
vastes magasins de vinaigre, de chair salée, paille, d’orge et de froment [619] . Mais la
prospérité de Gordien périt avec son ministre, qui, mourut d’une dysenterie. On
eut de violents soupçons qu’il avait été empoisonné. Philippe, qui fut ensuite
nommé préfet du prétoire, était Arabe de naissance ; ainsi il avait exercé dans
les premières années de sa jeunesse le métier de brigand. Son élévation suppose
de l’audace et des talents. Mais son audace lui inspira le projet ambitieux de
monter sur le trône, et il fit usage de ses talents pour perdre un maître trop indulgent.
Au lieu de le servir, par ses menées artificieuses, il fit naître dans le camp
une disette factice. Les soldats irrités attribuèrent cette calamité à la
jeunesse et à l’incapacité du prince. Le défaut de matériaux nous empêche de
rendre compte des complots secrets et de la rébellion ouverte qui précipitèrent
du trône l’infortuné Gordien. On éleva un monument à sa mémoire dans l’endroit [620] où il avait été
tué [mars 244] , prés du confluent de l’Euphrate et de la petite rivière
du Chaboras [621] .
L’heureux Philippe, appelé à l’empire par les soldats, trouva le sénat et les
habitants des provinces disposés â confirmer son élection [622] .
Nous ne pouvons nous empêcher de mettre sous les yeux du
lecteur un tableau ingénieux qu’un célèbre écrivain de nos jours a tracé du
gouvernement militaire de l’empire romain, et, dans lequel seulement ce grand
peintre s’est peut-être un peu trop livré à son imagination. Ce qu’on
appelait l’empire romain dans ce siècle-là, était une espèce de république
irrégulière, telle à peu prés que l’aristocratie [623] d’Alger [624] , où la
milice, qui a la puissance souveraine, fait et défait un magistrat qu’on
appelle le dey ; et peut-être est-ce une règle assez générale que le
gouvernement
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