Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
militaire est, à certains égards, plutôt républicain que monarchique.
Et qu’on ne dise pas que les soldats ne prenaient de part au gouvernement que
par leurs désobéissances et leurs révoltes : les harangues que les empereurs
leur faisaient ne furent-elles pas à la fin du genre de celles que les consuls
et les tribuns avaient faites autrefois au peuple ? Et quoique les armées
n’eussent pas un lieu particulier pour s’assembler, qu’elles ne se
conduisissent point par de certaines formes, qu’elles ne fussent pas
ordinairement de sang-froid, délibérant peu et agissant beaucoup, ne
disposaient-elles pas en souveraines de la fortune publique ? Et
qu’était-ce qu’un empereur, que le ministre d’un gouvernement violent, élu pour
l’utilité particulière des soldats ?
Quand l’armée associa à l’empire Philippe, qui était
préfet du prétoire du troisième Gordien, celui-ci demanda qu’on lui laissât le
commandement entier, et il ne put l’obtenir : il harangua l’armée, pour que la
puissance fût égale entre eux et il ne l’obtint pas non plus il supplia qu’on
lui laissât le titre de César, et on le lui refusa : il demanda d’être préfet
du prétoire, et on rejeta ses prières : enfin il parla pour sa vie. L’armée,
dans ses divers jugements, exerçait la magistrature suprême .
Selon l’historien dont la narration douteuse a servi de
guide au président de Montesquieu, Philippe, qui pendant toute la révolution,
avait gardé un farouche silence, voulut un moment épargner la vie de son
bienfaiteur. Bientôt, réfléchissant que l’innocence de ce jeune prince pouvait
exciter une compassion dangereuse, il ordonna, sans égard pour ses cris et pour
ses supplications, qu’il fût saisi, dépouillé et conduit aussitôt à la mort.
Après un moment d’hésitation, la cruelle sentence fut exécutée [625] .
A son retour de l’Orient, Philippe, dans la vue d’effacer le
souvenir de ses crimes, et de se concilier l’affection du peuple, solennisa
dans Rome les jeux séculaires avec une pompe et une magnificence éclatantes [21
avril 248] . Depuis Auguste, qui les avait fait renaître, où plutôt
institués [626] ,
ils avaient été célébrés sous les règnes de Claude, de Domitien et de Sévère.
Ils furent alors renouvelés pour la cinquième fois, et terminèrent une période
complète de mille ans, depuis la fondation de la ville de Rome. Tout ce qui
caractérisait les jeux séculaires contribuait merveilleusement à inspirer aux
esprits superstitieux une vénération profonde. Le long intervalle qui
s’écoulait entre les époques de leur célébration [627] , excédait, la
durée de la vie humaine ; aucun spectateur ne les avait jamais vus, et aucun ne
pouvait se flatter d’y assister une seconde fois. On offrait, durant trois
nuits, sur les rives du Tibre des sacrifices mystérieux, et l’on exécutait dans
le Champ-de-Mars des danses et des concerts, à la lueur d’une multitude
innombrable de lampes et de flambeaux. Les esclaves et les étrangers étaient
exclus de toute participation à ces cérémonies nationales. Vingt-sept jeunes
gens, et autant de vierges, tous de famille noble et qui n’avaient pas perdu
ceux dont ils tenaient le jour, se réunissaient en chœur et chantaient des hymnes
sacres. Après avoir imploré les dieux propices en faveur de la génération
présente, après les avoir conjurés de veiller sur les tendres rejetons qui
faisaient déjà l’espoir de la république, ils leur rappelaient la foi des
anciens oracles, et les suppliaient de maintenir à jamais la vertu, la félicité
et l’empire du peuple romain [628] .
La magnificence des spectacles donnés par Philippe, éblouit les yeux de la
multitude ; les esprits religieux étaient entièrement absorbés par la
célébration des rites de la superstition : le petit nombre de ceux qui
réfléchissaient méditait l’histoire de Rome, et jetait en tremblant des regards
inquiets sur les destins futurs de l’empire.
Dix siècles s’étaient déjà écoulés depuis que Romulus avait
rassemblé, sur quelques collines près du Tibre, une petite bande de pasteurs et
de brigands [629] .
Durant les quatre premiers siècles, les Romains, endurcis à l’école de la
pauvreté, avaient acquis les vertus de la guerre et du gouvernement. Le
développement de ces vertus leur avait procuré, avec le secours de la fortune,
dans le cours des trois siècles suivants un empire absolu sur
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