Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
Tacite s’est un peu laissé entraîner au noble
plaisir d’opposer la vertu des Barbares à la conduite dissolue des femmes
romaines: cependant son récit renferme plusieurs circonstances frappantes, qui
donnent un air de vérité ou du moins de probabilité à ce qu’il nous rapporte de
la chasteté et de la foi conjugale des Germains.
Les progrès de la civilisation ont certainement mis un frein
aux passions les plus violentes de la nature humaine ; mais ils semblent
avoir été moins favorables à la chasteté, dont le principal ennemi est la
mollesse de l’âme. Les raffinements de la société, en répandant du charme sur
le commerce des deux sexes, en altèrent la pureté. La grossière impulsion de
l’amour devient plus dangereuse lorsqu’elle s’ennoblit, ou plutôt se déguise,
en s’alliant à un sentiment passionné. Les grâces, la politesse, l’élégance des
vêtements, augmentent l’éclat de la beauté, et enflamment les sens par la voie
de l’imagination. Ces divertissements, ces danses, ces spectacles, où les
moeurs sont si peu respectées, sont autant de piéges tendus à la fragilité des
femmes, et leur présentent une foule d’occasions dangereuses [741] . Parmi les
sauvages grossiers qui habitaient le Septentrion, la pauvreté, la solitude et
les soins pénibles de la vie domestique garantissaient les femmes de ces
dangers. Le chaume, qui laissait leurs cabanes ouvertes de tous côtés à l’œil
de l’indiscrétion ou de la jalousie était pour la fidélité conjugale un rempart
plus sûr que les murs, les verrous et les eunuques d’un harem. A cette cause on
en peut ajouter une plus honorable. Les Germains traitaient leurs femmes avec
estime et confiance ; ils les consultaient dans les occasions les plus
importantes, et ils se plaisaient à croire que leur âme renfermait une sainteté
et une sagesse surnaturelles. Quelques-unes de ces interprètes du destin,
telles que Velléda dans la guerre des Bataves, gouvernèrent, au nom de la
Divinité, les plus fières d’entre les nations germaniques [Tacite, Hist. ,
IV, 62, 65] ; sans être adorées comme déesses, les autres jouissaient de la
considération que méritaient les compagnes libres des soldats, associées, comme
l’indiquaient les cérémonies mêmes du mariage, à une vie de fatigue de travaux
et de gloire [742] .
Dans les grandes invasions, les camps des Barbares étaient remplis d’une
multitude de femmes, qui, fermes au milieu du bruit des armes, contemplaient
d’un oeil intrépide le spectacle effrayant de la destruction ; et les blessures
honorables de leurs fils et de leurs époux [743] .
Des armées en déroute ont été plus d’une fois, ramenées à la victoire par le
désespoir généreux des femmes, qui redoutaient bien moins la mort que la
servitude. S’il ne restait plus de ressource, elles savaient, par leurs propres
mains, se dérober, ainsi que leurs enfants, aux outrages du vainqueur [744] . De pareilles
héroïnes ont des droits à notre admiration ; mais nous ne croirons
sûrement pas qu’elles aient été aimables ni propres à inspirer de l’amour. Elles
ne pouvaient imiter les vertus fortes de l’homme, sans renoncer à cette douceur
attrayante qui fait à la fois le charme et la faiblesse de la femme. L’orgueil
apprenait aux Germaines à étouffer tout mouvement de tendresse qui aurait porté
la moindre atteinte à l’honneur, et l’honneur du sexe a toujours été la
chasteté. Les sentiments et la conduite de ces fières matrones sont à la fois
une des causes, un des effets et l’une des preuves du caractère général de la
nation. Le courage des femmes, quoique produit par le fanatisme ou soutenu par
l’habitude, n’est qu’une image faible et imparfaite de la valeur qui distingue
les hommes, d’un siècle ou d’une contrée.
Le système religieux des Germains, si l’on peut donner ce
nom aux opinions grossières d’une nation sauvage, avait pour principe leurs
besoins, leurs craintes et leur ignorance [745] .
Ils adoraient des objets visibles et les grands agents de la nature le soleil
et la lune, la terre et le feu. Ils avaient en même temps imaginé des divinités
qui présidaient, selon eux, aux occupations les plus importantes de la vie
humaine. Ces Barbares croyaient pouvoir découvrir la volonté des êtres
supérieurs par quelques pratiques ridicules de divination ; et le sang des
hommes qu’ils immolaient au pied des autels de leurs dieux, leur
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