Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
magistrat soit avantageuse, qu’elle produise même aucun effet, à
moins qu’il ne trouve dans le cœur du peuple un sentiment vif d’honneur et de
vertu, et qu’il ne soit soutenu par un respect religieux pour l’opinion
publique, et par une foule de préjugés utiles favorisant les mœurs nationales.
Dans un temps où ces principes sont anéantis, l’office de censeur doit
dégénérer en vaine représentation, ou devenir un instrument d’oppression [812] et de
despotisme. Il était plus aisé de vaincre les Goths que de déraciner les vices
de l’État, et cependant la première de ces entreprises coûta à l’empereur son
armée et la vie.
Environnés des troupes romaines, les Goths se trouvaient
exposés à des attaques continuelles. Le siège de Philippopolis leur avait coûté
leurs meilleurs soldats, et le pays dévasté n’offrait plus de subsistance à ce
qui restait de cette multitude de Barbares indisciplinés. Dans cette extrémité,
ils auraient volontiers rendu leur butin et leurs prisonniers pour avoir la
permission de se retirer paisiblement ; mais l’empereur se croyait sûr de la
victoire, et résolu de répandre une terreur salutaire parmi toutes les nations
du Nord, il refusa d’écouter aucun accommodement. Les Barbares intrépides
préférèrent, la mort à l’esclavage. La bataille se donna sous les murs d’une
ville obscure de la Mœsie, appelée Forum Terebronii [813] . L’armée des
Goths était rangée sur trois lignes, et, par un effet du hasard ou d’une sage
disposition, un marais couvrait le front de leur troisième ligne. Au
commencement de l’action, le fils de Dèce, jeune prince de la plus belle
espérance, et déjà revêtu de la pourpre, fut percé d’une flèche, et tomba mort
à la vue d’un père affligé, qui, rassemblant toute sa fermeté, rappela à son
armée, consternée que la perte d’un soldat importait peu à la république [814] . Le choc fut
terrible ; c’était le combat du désespoir contre la douleur et la rage.
Enfin la première, ligue des Goths fut enfoncée ; la seconde, qui
s’avançait pour la soutenir, eut le même sort. La troisième seulement restait
entière, disposée à disputer le passage du marais que l’ennemi présomptueux eut
l’imprudence de vouloir forcer. La fortune change tout à coup. Tout est
contre les Romains, la profondeur du marécage, un terrain où l’on enfonce pour
peu qu’on s’arrête, où l’on glisse quand on fait un pas ; la pesanteur de
la cuirasse, la hauteur des eaux, qui ne permet pas de lancer le javelot. Au
contraire, les Barbares, habitués à combattre dans les terrains marécageux,
outre l’avantage de la taille, avaient encore celui des longues piques, dont
ils atteignaient de loin [815] .
Après d’inutiles efforts, l’armée romaine fut ensevelie dans ce marais, et
jamais on ne put retrouver le corps de l’empereur [816] . Tel fut le
destin de Dèce, âgé pour lors de cinquante ans ; monarque accompli, actif
dans la guerre, affable au sein de la paix [817] .
Son fils aurait été digne de lui succéder. La vie et la mort de ces deux
princes les ont fait comparer aux plus brillants modèles de la vertu
républicaine [818] .
Ce coup funeste abattit pour quelque temps l’insolence des
légions. Il parait qu’elles attendirent patiemment et reçurent avec soumission
le décret du sénat qui réglait la succession à l’empire. Un juste respect pour
la mémoire de Dèce éleva sur le trône le seul fils qui lui survécut. Hostilien
eut le titre d’empereur; mais, avec un rang égal, on donna une autorité plus
réelle à Gallus, dont l’expérience et l’habileté parurent, proportionnées à
l’importance des soins qui lui étaient confiés : la tutelle d’un jeune
prince, et le gouvernement de l’empire en danger [819] . Le premier soin
du nouvel empereur fut de délivrer les provinces illyriennes de l’oppression
cruelle d’un ennemi victorieux. Il consentit à laisser entre les mains des
Goths un butin immense, fruit de leur invasion ; et, ce qui ajoutait à la
honte de l’État, il leur abandonna un grand nombre de prisonniers d’une
naissance et d’un mérite distingués. Sacrifiant tout au désir d’apaiser le
ressentiment de ces fiers vainqueurs, et de faciliter leur départ, il fournit
abondamment leur camp de toutes les provisions qu’ils pouvaient désirer. Il
s’engagea même à leur payer tous les ans une somme considérable, à condition
qu’ils
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