Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
maison de campagne en
Lucanie, où il était presque impossible à cet esprit turbulent de trouver
aucune tranquillité durable.
Dioclétien, qui de l’esclavage était monté sur le trône,
passa les neuf dernières années de sa vie dans une condition privée. La raison
lui avait conseillé de renoncer aux grandeurs ; le contentement semble
l’avoir accompagné dans sa retraite. Il s’attira jusqu’au dernier moment la
vénération des princes entre les mains desquels il avait remis le sceptre de
l’univers [1218] .
Il est rare qu’un homme chargé pendant longtemps de la direction des affaires
publiques se soit formé l’habitude de converser avec lui-même. Lorsqu’il a
perdu le pouvoir, son malheur principal est le défaut d’occupation. La dévotion
et les lettres, qui offrent tant de ressources dans la solitude, ne pouvaient
fixer l’attention de Dioclétien ; mais il avait conservé, ou du moins il
reprit bientôt du goût pour les plaisirs les plus purs et les plus naturels. Il
passait son temps à bâtir, à planter, et cultiver son jardin ; ces amusements
innocents occupaient suffisamment son loisir. On a justement vanté sa réponse à
Maximien. Ce vieillard inquiet le sollicitait de reprendre la pourpre impériale
et les rênes du gouvernement. Dioclétien rejeta cette proposition avec un
sourire de pitié, en disant que s’il pouvait montrer à Maximien les beaux choux
qu’il avait plantés de ses mains à Salone, celui-ci ne le presserait plus
d’abandonner la jouissance du bonheur pour courir après le pouvoir [1219] . Dans ses
entretiens familiers, il avouait fréquemment que de tous les arts, le plus
difficile est celui de régner ; et il avait coutume de s’exprimer sur ce
sujet avec une chaleur que l’expérience seule peut donner. Qu’il arrive
souvent , disait-il, que l’intérêt de quatre ou cinq ministres les porte
à se concerter, pour tromper leur maître ! Séparé du génie humain par son rang
élevé, la vérité ne peut trouver accès auprès de lui. Il est réduit à voir par
les yeux de ses courtisans ; rien n’arrive jusqu’à lui que défiguré par
eux. Le souverain confère les dignités les plus importantes au vice et à la
faiblesse ; il écarte le talent et la vertu. C’est par ces indignes moyens ,
ajoutait-il, que les princes les meilleurs et les plus sages sont vendus à
la corruption vénale de leurs flatteurs [1220] . Une juste
appréciation des grandeurs et l’assurance d’une réputation immortelle nous
rendent plus chers les plaisirs de la solitude ; mais l’empereur roman
avait joué sur la scène du monde un rôle trop important, pour qu’il lui fut
possible de goûter sans mélange les douceurs et la sécurité d’une condition
privée. Il ne pouvait ignorer les troubles qui déchirèrent l’empire après son
abdication, ni rester indifférent sur leurs tristes conséquences. La crainte,
le chagrin et l’inquiétude, le poursuivirent quelquefois dans sa retraite. Les
malheurs de sa femme et de sa fille blessèrent cruellement sa tendresse, ou du
moins son orgueil. Enfin, des affronts que Constantin et Licinius auraient dû épargner
au père de tant d’empereurs, au premier auteur de leur fortune, répandirent
l’amertume sur les derniers moments de Dioclétien. On a prétendu, quoique sans
aucune preuve certaine, qu’il se déroba prudemment à leur pouvoir par une mort
volontaire [1221] .
Avant de perdre entièrement de vue le tableau de la vie et
du caractère de ce prince jetons nos regards sur le lieu de sa retraite.
Salone, capitale de la Dalmatie, son pays natal, était, selon la mesuré des
grands chemins de l’empire, à deux cents milles romains d’Aquilée et des
confins d’Italie, et à deux cent soixante-dix environ de Sirmium résidence
ordinaire des empereurs lorsqu’ils visitaient la frontière d’Illyrie [1222] . C’est un
misérable village qui porte aujourd’hui le nom de Salone ; mais encore
dans le seizième siècle les restes d’un théâtre et des débris d’arches rompues
et de colonnes de marbre attestaient son ancienne splendeur [1223] . Ce fut à six
ou sept milles de la ville que Dioclétien construisit un palais magnifique. La
grandeur de l’ouvrage doit nous faire juger combien il avait médité longtemps
le projet d’abdiquer l’empire. L’attachement de ce prince pour sa patrie
n’était pas nécessaire pour le déterminer au choix d’un séjour où se trouvait
réuni tout ce qui
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