Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
ou d’apprécier de bonne foi les motifs de leurs ennemis, puisque
ces motifs échappent souvent à l’œil pénétrant et impartial de ceux que la
distance met à l’abri des flammes de la persécution. On a expliqué d’une
manière probable la conduite des empereurs envers lès premiers chrétiens ; et
la raison qui en a été donnée paraît d’autant plus spécieuse, qu’elle est tirée
de la nature du polythéisme. Nous avons déjà observé que l’harmonie religieuse
de l’ancien monde était principalement soutenue par la déférence implicite
mutuelle que conservaient les nations de l’antiquité pour leurs cérémonies et
pour leurs traditions respectives ; on devait donc s’attendre qu’elles
s’uniraient avec indignation contre une secte ou un peuple qui se séparerait de
la communion du genre humain, et qui prétendant posséder seul la science,
divine, traiterait orgueilleusement d’idolâtre et d’impie toute forme de culte
différente du sien. Les droits de la tolérance s’appuyaient sur une indulgence
mutuelle ; on ne pouvait plus les réclamer dès qu’on refusait le tribut accoutumé.
Comme les Juifs, et les Juifs seuls, persistèrent opiniâtrement à refuser ce
tribut, considérons le traitement qu’ils éprouvèrent de la part des magistrats
de l’empire ; un pareil examen pourra servir à expliquer jusqu’à quel point les
principes sont justifiés par les faits, et nous découvrirons peut-être en même
temps les véritables causes de la persécution qu’a éprouvé le christianisme.
Sans répéter ce que l’on a déjà dit de la vénération des
princes et des gouverneurs romains pour le temple de Jérusalem, nous
observerons seulement que la destruction du temple et de la ville fut
accompagnée et suivie de toutes les circonstances capables d’aigrir l’esprit
des conquérants, et d’autoriser la persécution religieuse par les arguments les
plus spécieux de justice, de politique et de sûreté publique. Depuis le règne
de Néron jusqu’à celui d’Antonin le Pieux, les Juifs ne supportèrent la
domination de Rome qu’avec une violente impatience qui les précipita dans de
fréquentes révoltes, et produisit souvent les plus furieux massacres.
L’humanité est révoltée au récit des cruautés horribles qu’ils commirent dans
les villes d’Égypte, de Chypre et de Cyrène, où, sous le voile d’une amitié
perfide, ils abusèrent de la confiance des habitants [1560] ; et nous
sommes tentés d’applaudir à la vengeance sévère que les armes des légions
tirèrent d’une race de fanatiques qu’une superstition barbare et crédule
semblait rendre les ennemis implacables, non seulement du gouvernement de Rome,
mais encore de tout le genre humain [1561] .
L’enthousiasme des Juifs avait pour base l’opinion que la loi leur défendait de
payer des taxes à un maître idolâtre ; qu’ils avaient puisé dans leurs
anciens oracles l’espérance flatteuse qu’il s’élèverait bientôt un Messie
conquérant, envoyé pour briser leurs chaînes, et pour donner aux favoris du
ciel l’empire de la terre. Ce fut en s’annonçant comme le libérateur si
longtemps attendu, et en exhortant tous les descendants d’Abraham à soutenir
l’espoir d’Israël, que le fameux Barchochébas trouva le moyen de rassembler une
armée formidable, avec laquelle il résiste pendant, deux ans à la puissance de
l’empereur Adrien [1562] .
Malgré tant d’insultes réitérées, le ressentiment des
princes romains ne s’étendit point au-delà de leurs victoires, et leurs alarmes
se dissipèrent avec la guerre et les dangers. L’indulgence générale du
polythéisme et la douceur naturelle d’Antonin le Pieux rendirent aux Juifs
leurs anciens privilèges. Ils obtinrent encore une fois la liberté de
circoncire leurs enfants. On leur imposa seulement la condition facile de ne
jamais conférer à un prosélyte étranger cette marque distinctive de la race
hébraïque [1563] .
Les restes nombreux de ce peuple, quoique toujours exclus de l’enceinte de
Jérusalem, eurent la permission de former et d’entretenir des établissements
considérables en Italie et dans les provinces ; d’acquérir le droit de
bourgeoisie romaine, de jouir des honneurs municipaux, et de pouvoir en même
temps être exempts des charges pénibles et dispendieuses de la société. La
modération ou le mépris des Romains donna une sanction légale à la forme
d’administration
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