Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
recevoir le présent céleste. Les noms de Sénèque,
des deux Pline, de Tacite, de Plutarque, de Galien, de l’esclave Épictète et de
l’empereur Marc-Aurèle honorent le siècle où ils ont fleuri ; et leurs
caractères élèvent la dignité de la nature humaine. Soit dans la vie active,
soit dans la vie contemplative, ils remplirent avec gloire leurs postes
respectifs ; leur jugement excellent fut perfectionné par l’étude. La
philosophie avait dégagé leur esprit des préjugés de la superstition, et ils
passèrent leurs jours, dans la poursuite de la vérité et dans la pratique de la
vertu. Cependant (ce qui ne cause pas moins de surprise, que de douleur) tous
ces sages négligèrent ou rejetèrent la perfection de la doctrine chrétienne.
Leur langage ou leur silence montre également leur très profond mépris pour la
secte naissante qui, de leur temps s’était répandue dans l’empire romain. Ceux
d’entre eux qui ont daigné parler des chrétiens, les regardent seulement comme
des enthousiastes opiniâtres et pervertis, qui exigeaient une soumission
implicite à leurs dogmes mystérieux, sans pouvoir produire un seul argument
capable de satisfaire un homme sensé et instruit [1547] .
Il est au moins douteux qu’aucun de ces philosophes ait
jamais lu les apologies multipliées que les premiers chrétiens ont publiées en
leur faveur et pour la défense de leur religion [1548] ; mais on
voit avec peine qu’une pareille cause n’ait pas été soutenue par des défenseurs
plus habiles. Ils exposent, avec un esprit et une éloquence superflue,
l’extravagance du polythéisme ; ils cherchent à émouvoir notre compassion en
développant l’innocence et les maux de leurs frères maltraités ; mais
lorsqu’ils veulent démontrer l’origine céleste du christianisme, ils insistent
bien plus fortement sur les prédictions qui ont annoncé le Messie, que sur les
miracles qui ont accompagné sa venue. Leur argument favori peut édifier un
chrétien ou convertir un Juif, puisque l’un et l’autre reconnaissent l’autorité
de ces prophéties, et qu’ils sont obligés de les étudier avec vénération et
avec piété peur en trouver le sens et l’accomplissement ; mais cette
manière de raisonner perd beaucoup de sa force et de son influence, dés qu’il’
s’agit de convaincre ceux qui ne comprennent ni ne respectent les institutions
de Moïse et le style prophétique [1549] .
Entre les mains peu habiles de saint Justin martyr, et des apologistes
suivants, l’esprit sublime des oracles hébreux s’évapore en types éloignés, en
pensées remplies d’affectation et en froides allégories. Leur authenticité même
devait paraître suspecte à un païen peu éclairé, par le mélange de pieuses impostures
que, sous les noms d’Orphée, d’Hermès et des sibylles [1550] , on assimilait
aux inspirations célestes. Cet assemblage de fraudes et de sophismes, que l’on
adoptait pour appuyer la révélation, nous rappelle trop souvent la conduite peu
judicieuse de ces poètes qui chargeait leurs héros invulnérables du
poids inutile d’une armure, embarrassante et fragile.
Mais comment expliquer ou excuser l’indifférence profonde
des païens et des philosophes à la vue de ces témoignages que le Tout-Puissant
présentait, non à leur raison, mais à leurs sens ? Durant le siècle de
Jésus-Christ, de ses apôtres, et de leurs premiers disciples, la doctrine qu’il
prêchaient fut confirmée par une foule innombrable de prodiges : le
boiteux marchait, l’aveugle voyait, le malade recouvrait la santé, les morts
sortaient de leurs tombeau, les démons étaient chassés, et la nature, en faveur
de l’Église, suspendait perpétuellement ses lois. Mais les sages de la Grèce et
de Rome détournèrent leurs regards de ce spectacle auguste : livrés à l’étude
et aux occupations ordinaires de la vie, ils ne paraissent pas avoir remarqué
aucune altération dans le gouvernement physique ou moral de l’univers. Sous le
règne de Tibère, toute la terre [1551] ,
ou du moins une province célèbre de l’empire romain [1552] , fut enveloppée
pendant trois heures dans des ténèbres surnaturelles. Cet événement miraculeux,
si propre à exciter la surprise, la curiosité et la dévotion du genre humain, a
été passé sous silence dans un siècle fécond en historiens célèbres, et où l’on
cultivait les sciences avec succès [1553] .
Il arriva du temps de Sénèque et de Pline
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