Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
voix d’un maître victorieux. L’empire se trouva
ainsi partagé en deux parties entièrement différentes. Cette distinction se
perdit dans l’éclat de la prospérité ; mais elle devint plus sensible à
mesure que les ombres de l’adversité s’abaissèrent sur l’univers romain. Les
contrées de l’Occident furent civilisées par les mains qui les avaient
soumises. Lorsque les Barbares commencèrent à porter avec moins de répugnance
le joug de la servitude, leurs esprits s’ouvrirent aux impressions nouvelles
des sciences et de la civilisation. La langue de Virgile et de Cicéron fut
universellement adoptée en Afrique, en Espagne, dans la Gaule, en Bretagne et
dans la Pannonie [143] :
il est vrai qu’elle y perdit de sa pureté. Les paysans seuls conservèrent dans
leurs montagnes de faibles vestiges des idiomes celtique et punique [144] , L’étude et
l’éducation répandirent insensiblement les opinions romaines parmi les
habitants de ces contrées, et les provinces reçurent de l’Italie leurs coutumes
aussi bien que leurs lois. Elles sollicitèrent avec plus d’ardeur, et obtinrent
avec plus de facilité le titre et les honneurs de la cité, elles soutinrent la
dignité de la république dans les armes aussi bien, que dans les lettres [145] ; enfin,
elles produisirent dans la personne de Trajan, un empereur que les Scipions
n’auraient pas désavoué pour leur compatriote. La situation des Grecs, était
bien différente de celle des Barbares. Il s’était écoule plusieurs siècles
depuis que ce peuple célèbre avait été civilisé et corrompu : il avait trop de
goût pour abandonner sa langue nationale, et trop de vanité pour adopter des
institutions étrangères. Constamment attaché aux préjugés de ses ancêtres,
après en avoir oublié les vertus, il affectait de mépriser les mœurs grossières
des Romains, dont il était forcé d’admirer la haute sagesse, et de respecter la
puissance supérieure [146] .
Les mœurs et la langue des Grecs n’étaient pas renfermés dans les limites
étroites de cette contrée jadis si fameuse ; leurs armes et leurs colonies
en avaient répandu l’influence depuis la mer Adriatique jusqu’au Nil et à
l’Euphrate. L’Asie était remplie de villes grecques et la longue domination des
princes de Macédoine avait, sans éclat, opéré une révolution dans les mœurs de
la Syrie et de l’Égypte. Ces monarques réunissaient dans leur extérieur pompeux
l’élégance d’Athènes et le luxe de l’Orient, et les plus riches d’entre leurs
sujets suivaient à une distance convenable l’exemple de la cour. Telle était la
division générale de l’empire romain, relativement aux langues grecque et
latine. On peut renfermer dans une troisième classe les naturels de Syrie, et
surtout ceux de l’Égypte. Attachés à leurs anciens dialectes, qui leur
interdisaient tout commerce avec le genre humain, ils restèrent plongés dans
une ignorance profonde [147] .
La vie molle et efféminée des uns les exposait au mépris, la sombre férocité
des autres leur attira la haine des vainqueurs [148] . Ils s’étaient
soumis à la puissance romaine, mais ils cherchèrent rarement à se rendre dignes
du titre de citoyen romain ; et l’on a remarqué qu’après la chute des
Ptolémées, il s’écoula plus de deux cent trente ans avant qu’un Égyptien eût
été admis dans le sénat de Rome [149] .
C’est une observation devenue commune, et qui n’en est pas
moins vraie, que Rome triomphante fut subjuguée par les arts de la Grèce. Ces
écrivains immortels, qui font encore les délices de l’Europe savante, furent
bientôt connus en Italie et dans les provinces occidentales : ils furent
lus avec transport, et devinrent d’objet de l’admiration publique ; mais les
occupations agréables des Romains n’avaient rien de commun avec les maximes
profondes de leur politique. Quoique séduits par les chefs-d’œuvre de la Grèce,
ils surent conserver la dignité de leur langue, qui seul était en usage dans
tout ce qui regardait l’administration civile et le gouvernement militaire [150] . Le grec et le
latin exerçaient en même temps dans l’empire une juridiction séparée :
l’un comme l’idiome naturel des sciences, l’autre comme le dialecte légal de
toutes les transactions publiques. Ces deux langues étaient également
familières à ceux qui au maniement des affaires unissaient la culture des
lettres ; et parmi les
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