Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
génération [159] . C’est ainsi
que, sans confondre les rangs, on faisait entrevoir, dans une perspective
éloignée, un état libre et des honneurs à ceux que l’orgueil et le préjugé
mettaient à peine au rang de l’espèce humaine.
Ou avait proposé de donner aux esclaves un habit particulier
qui les distinguât ; mais on s’aperçut combien il était dangereux de leur
faire connaître leur propre nombre [160] .
Sans interpréter à la rigueur les mots de légions ou de myriades [161] , nous pouvons
avancer que la proportion des esclaves regardés comme propriété, était bien
plus considérable que celle des domestiques, qu’on ne doit regarder que comme
une dépense [162] .
On cultivait l’esprit des jeunes esclaves qui montraient de la disposition pour
les sciences ; leur prix était réglé sur leurs talents et sur leur
habilité [163] .
Presque tous les arts libéraux [164] et mécaniques étaient exercés dans la maison des sénateurs opulents. Les bras
employés aux objets de luxe et de sensualité étaient multipliés à un point qui
surpasse de beaucoup les efforts de la magnificence moderne [165] . Le marchand ou
le fabricant trouvait plus d’avantage à acheter ses ouvriers qu’à les louer.
Dans les campagnes les esclaves étaient employés comme les instruments les
moins chers et les plus utiles de l’agriculture. Quelques exemples viendront à
l’appui de ces observations générales, et nous donneront une idée de la
multitude de ces malheureux condamnés à un état si humiliant. Un triste
événement fit connaître qu’un seul palais à Rome renfermait quatre cents esclaves [166] . 0n en comptait
un pareil nombre dans une terre en Afrique, qu’une veuve d’une condition très
peu relevée cédait à son fils, tandis qu’elle se réservait des biens beaucoup
plus considérables [167] .
Sous le règne d’Auguste, un affranchi, dont la fortune avait été fort diminuée
dans les guerres civiles, laissa après sa mort trois mille six cents paires de
bœufs, deux cent cinquante mille têtes de menu bétail, et, ce qui était presque
compté parmi les animaux, quatre mille cent seize esclaves [168] .
Nous ne pouvons fixer avec le degré d’exactitude que
demanderait l’importance du sujet, le nombre de ceux qui reconnaissaient les
lois de Rome, citoyens, esclaves, ou habitants des provinces. Le dénombrement
fait par l’empereur Claude, lorsqu’il exerça la fonction de censeur, était de
six millions neuf cent quarante-cinq mille citoyens romains ; ce qui
pourrait se monter environ à vingt millions d’âmes, en comprenant les femmes et
les enfants. Le nombre des sujets d’un rang inférieur était incertain et sujet
à varier ; mais, après avoir pesé avec attention tout ce qui peut entrer
dans la balance, il est probable que, du temps de Claude, il existait à peu
prés deux fois autant de provinciaux que de citoyens de tout âge, de l’un et de
l’autre sexe. Les esclaves étaient au moins égaux en nombre aux habitants
libres de l’empire [169] .
Le résultat de ce calcul imparfait serait donc d’environ cent vingt millions
d’âmes ; population qui excède peut-être celle de l’Europe moderne [170] , et qui forme la
société la plus nombreuse que l’on ait jamais vue réunie sous un seul
gouvernement.
La tranquillité et la paix intérieure étaient les suites
naturelles de la modération des Romains et de leur politique éclairée. Si nous
jetons les yeux sur les monarchies de l’Orient, nous voyons le despotisme au
centre, et la faiblesse aux extrémités ; la perception des revenus ou
l’administration de la justice soutenue par la présence d’une armée ; des
Barbares en état de guerre établis dans le pays même ; des satrapes
héréditaires usurpant la domination des provinces ; des sujets portés à la
rébellion, mais incapables de jouir de la liberté : tels sont les objets qui
frappent nos regards. L’obéissance qui régnait dans tout le monde romain, était
volontaire, uniforme et permanente. Les nations vaincues ne formaient plus
qu’un grand peuple : elles avaient perdu l’espoir, le désir même de recouvrer
leur indépendance, et elles séparaient à peine leur propre existence de celle
de Rome. L’autorité des empereurs pénétrait, sans le moindre obstacle, dans
toutes les parties de leurs vastes domaines ; et elle était exercée sur
les bords de la Tamise ou du Nil, avec la même facilité que sur les rives mêmes
du
Weitere Kostenlose Bücher