Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
s’éloigner du cours ordinaire de la nature. La
multitude épouvantée a souvent prêté une forme et une couleur, un mouvement, et
la voix à des météores singuliers qu’elle voyait traverser les airs [2214] . Nazarius et
Eusèbe sont les deux plus célèbres orateurs qui, dans leurs panégyriques étudiés,
se soient appliqués à relever la gloire de Constantin [2215] . Neuf ans après
sa victoire, Nazarius a décrit une armée de guerriers célestes qui semblaient
tomber des cieux. Il parle de leur beauté, de leur courage, de leur taille
gigantesque, du torrent de lumière brillante qui sortait de leurs armures
divines, et de l’indulgente qu’ils avaient de se laisser voir aux mortels et de
converser avec eux ; enfin il rapporte leur déclaration qu’ils étaient venus
des cieux au secours de Constantin. L’orateur païen, en parlant aux Gaulois,
les cite eux-mêmes comme témoins de ce prodige, et semble espérer qu’un
événement si récent et si public forcera les incrédules à croire aux anciennes
apparitions [2216] .
La fable pieuse d’Eusèbe, mieux inventée et plus éloquemment écrite, parut
vingt-six ans après le songe qui peut lui en avoir donné l’idée. Il raconte que
Constantin, étant en marche à la tête de son armée, vit de ses propres yeux,
dans les airs, le signe lumineux de la croix, accompagné de cette légende : Sois
vainqueur par ce signe . Cette surprenante apparition étonna toute l’armée
et l’empereur lui-même, qui était encore incertain sur le choix d’une religion.
Mais la vision de la nuit suivante fit succéder à son étonnement une foi
sincère. Le Christ lui apparut, et, déployant le même signe céleste qu’il avait
vu dans les cieux, il daigna dire à Constantin de représenter-la. croix sur un
étendard, et de marcher avec confiance à la victoire, contre Maxence et contre
tous ses ennemis [2217] .
Le savant évêque de Césarée paraît sentir que la tardive découverte de cette
anecdote merveilleuse pourrait exciter quelque surprise et quelque méfiance
parmi les plus dévots de ses lecteurs. Cependant, au lieu de rassembler et de
rapporter les témoignages de tant de personnes encore existantes, et sous les
yeux desquelles s’était opéré cet étonnant miracle ; au lieu de fixer les dates
précises de temps et de lieu qui peuvent également, servir à déconcerter le
mensonge et à établir la vérité [2218] ,
Eusèbe se contente de rapporter un singulier témoignage, celui de Constantin
lui-même, qui ne vivait plus alors, et qui plusieurs années après cet
événement, lui avait raconté en conversation cet extraordinaire incident de sa
vie, dont-il lui avait attesté la vérité par le serment le plus solennel [2219] . La prudente
reconnaissance du docte évêque ne lui permettait pas de soupçonner la véracité
de son victorieux souverain ; mais il donne clairement à entendre que toute
autre autorité lui aurait paru insuffisante pour constater un fait aussi
miraculeux. Ce motif de confiance devait naturellement disparaître avec la
puissance de la famille Flavienne, et ce signe céleste, que les infidèles
auraient tourné en dérision [2220] ,
fut négligé par les chrétiens du siècle qui suivit la conversion de Constantin [2221] . Mais les
Églises catholiques de l’Orient et de l’Occident ont adopté un prodige qui
favorise ou semble favoriser le culte populaire de la croix. La vision de
Constantin conserva une place distinguée dans la légende des superstitions,
jusqu’au moment où l’esprit éclairé de la critique osa rabaisser le triomphe et
apprécier la véracité du premier empereur chrétien [2222] .
Les protestants et les philosophes d’e ce siècle seront
disposés à croire, qu’au sujet de sa conversion, Constantin soutint une
fourberie préméditée par un parjure solennel. Ils n’hésiteront point à
prononcer que ses desseins ambitieux le guidèrent seul dans le choix d’une
religion, et que, suivant l’expression d’un poète profane [2223] , il fit servir
les autels de marchepied au trône de l’empire. Ce jugement hardi et absolu ne
se trouve cependant pas justifié par la connaissance que nous avons du cœur
humain ; du caractère de Constantin et de la foi chrétienne. Dans les temps de
ferveur religieuse, on vu communément les plus habiles politiques éprouver une
partie de l’enthousiasme qu’ils tâchaient d’inspirer, et les personnages les
plus pieux et les plus orthodoxes
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