Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
pusillanime redoutait les
entreprises dangereuses, et pouvait couvrir sa timide mollesse du prétexte
honorable de la religion et de la reconnaissance. Il témoignait un pieux
attachement pour la mémoire de Constance, qui lui avait donné en mariage
Olympias, fille du préfet Ablavius ; et un roi barbare croyait pouvoir
s’enorgueillir de l’alliance d’une femme élevée pour l’empereur Constans [2742] . Tiranus
professait le christianisme ; il régnait sur un peuple de chrétiens, et sa
conscience ainsi que son intérêt lui défendaient de contribuer à une victoire
qui devait achever la ruine de l’Église. L’imprudence de Julien, qui traita le
roi d’Arménie comme son esclave et comme l’ennemi des dieux, irrita son esprit
d’ailleurs mal disposé. Le style fier et menaçant des lettres de l’empereur [2743] excita
l’indignation secrète d’un prince qui, malgré l’humiliation de. sa dépendance,
se souvenait que les Arsacides, ses ancêtres, avaient été les maîtres de
l’Orient et les rivaux de la puissance romaine.
L’habile Julien avait combiné ses préparatifs de manière à
tromper les espions et à détourner l’attention de Sapor. Les légions semblaient
marcher vers Nisibis et le Tigre. Tout à coup elles se replièrent à droite ;
elles traversèrent la plaine nue et découverte de Carrhes, et le troisième jour
elles arrivèrent aux bords de l’Euphrate, où la forte ville de Nicephorium ou
Callinicum avait été bâtie par les rois macédoniens. L’empereur poursuivit
ensuite sa marche plus de quatre-vingt-dix milles le long des rivages sinueux
de l’Euphrate, et, après une route d’un mois depuis son départ d’Antioche, il
découvrit les tours de Circesium, la dernière place de son empire. Son armée,
la plus nombreuse que les Césars eussent jamais opposée aux Perses, se montait
à soixante-cinq mille soldats bien disciplinés. On avait choisi dans les différentes
provinces les plus vieilles bandes d’infanterie et de cavalerie, soit romaines,
soit barbares ; et parmi celles-ci le prix de la valeur et de la fidélité était
justement accordé aux braves Gaulois, chargés de garder le trône et la personne
de leur monarque chéri. Julien disposait, en outre, d’un corps formidable de
Scythes auxiliaires, venus d’un autre climat et presque d’un autre monde, pour
envahir un pays éloigné, dont ils avaient ignoré jusqu’alors la position et
même le nom. L’amour du pillage et de la guerre avait attiré sous ses drapeaux
plusieurs tribus de Sarrasins ou d’Arabes errants, auxquels il avait ordonné de
marcher à sa suite, en même temps qu’il leur refusait avec indignation les
subsides qu’on avait accoutumé de leur payer : une flotte de onze cents
navires, qui devait suivre les mouvements et fournir aux besoins de son armée,
remplissait le large canal de l’Euphrate [2744] .
La force militaire de cette flotte consistait en cinquante galères armées,
accompagnées d’un égal nombre de bateaux plats, qu’on pouvait dans l’occasion
réunir en forme de pont. Les autres navires, construits en bois et recouverts
de peaux non préparées, offraient un magasin presque inépuisable d’armes et de
machines de guerre, d’ustensiles et de munitions. L’empereur, qui s’occupait de
la santé de ses soldats, avait fait embarquer une grande provision de vinaigre
et de biscuit ; mais il défendit à ses troupes l’usage du vin, et renvoya
impitoyablement une longue file de chameaux superflus qui avaient essayé de
suivre les derrières de l’armée. Le Chaboras tombe dans l’Euphrate à Circesium [2745] : au premier
signal de la trompette, les Romains passèrent cette petite rivière qui séparait
deux empires puissants et armés l’un contre l’autre. Julien, d’après les
anciens usages, devait prononcer un discours militaire, et il ne négligeait
pas les occasions de déployer son éloquence. Il excita l’ardeur des légions, en
leur rappelant le courage intrépide et les glorieux triomphes de leurs ancêtres
: il excita leur- fureur par une peinture animée de l’insolence des Perses, et
il les exhorta à imiter sa ferme résolution de détruire cette nation perfide,
ou de mourir pour la république. Il augmenta l’effet de son discours, par le
don de cent trente pièces d’argent à chaque soldat. On abattit à l’instant le
pont du Chaboras, afin de convaincre les troupes qu’elles ne devaient plus
placer leur espoir que dans leur
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