Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
consommateur exposé sans défense à leur avidité. L’impatience et les
inquiétudes augmentèrent encore la détresse, et la crainte de manquer produisit
peu à peu une famine apparente. Lorsque les voluptueux citoyens d’Antioche se
plaignirent du haut prix de la volaille et du poisson, Julien déclara qu’une
ville frugale devait être satisfaite dès qu’on lui fournissait du vin, de
l’huile et du pain. Il avoua toutefois qu’un souverain est obligé de pourvoir à
la nourriture de son peuple ; mais, dans cette vue salutaire, il adopta ensuite
l’expédient dangereux et incertain de fixer la valeur du blé, qu’il ordonna,
dans un temps de disette, de vendre à un prix qu’on n’avait guère connu dans
les années les plus abondantes ; et, pour fortifier ses lois de son exemple, il
envoya ait marché quatre cent vingt mille modii ou mesures qu’il fit
venir des greniers d’Hiérapolis, de Chalcis et même de l’Égypte. Il n’était pas
difficile de prévoir les suites de cette opération, et on ne tarda pas à les
sentir. Les riches négociants achetèrent le blé de l’empereur ; les
propriétaires et les fournisseurs cessèrent d’approvisionner la ville, et le
peu de grains qu’on y amena se vendit au - dessus du prix fixé. Julien
s’applaudissait de son expédient : il accusa d’ingratitude le peuple qui
murmurait, et prouva aux habitants d’Antioche qu’il avait hérité, sinon de la
cruauté [2719] ,
du moins de l’obstination de son frère Gallus. Les remontrances du corps municipal
ne servirent qu’à aigrir son esprit inflexible. Il croyait, peut-être avec
raison que les sénateurs d’Antioche, qui possédaient des terres et faisaient le
commerce, avaient contribué aux malheurs de leur pays ; et il attribuait leur
hardiesse peu respectueuse, non pas au sentiment de leur devoir, mais à des
vues d’intérêt. Deux cents des plus nobles et des plus riches citoyens
formaient le sénat : ils furent conduits en corps du palais dans la prion
; on leur permit, avant la fin du jour, de retourner chez eux [2720] . Mais
l’empereur ne put obtenir le pardon qu’il avait accordé si aisément. Les mêmes
maux, toujours subsistants, donnaient lieu à la continuation des mêmes plaintes
que faisaient habilement circuler l’esprit et la légèreté des Grecs des Syrie.
Durant la liberté des saturnales, tous les quartiers de la ville retentirent de
chansons insolentes qui tournaient en ridicule les lois, la religion, la
conduite personnelle, et même la barbe de l’empereur : la connivence des
magistrats et les applaudissements de la multitude annoncèrent clairement
l’opinion de la ville d’Antioche [2721] .
Ces insultes populaires affectèrent trop profondément le disciple de Socrate ;
mais le monarque, doué d’une sensibilité très vive et revêtu d’un pouvoir
absolu, ne permit pas la vengeance à son ressentiment. Un tyran aurait arraché
aux citoyens, sans distinction, la fortune et la vie ; et les légions de la
Gaule, dévouées aux ordres de leur empereur, auraient forcé les Syriens amollis
à supporter patiemment leurs outrages, leurs rapines et leur cruauté. Julien
pouvait du moins, par un plus doux châtiment, dépouiller la capitale de
l’Orient des honneurs et des privilèges dont elle jouissait ; et ses
courtisans, peut-être même ses sujets, auraient donné des éloges à un acte de
justice qui vengeait la dignité du magistrat suprême de la république [2722] . Mais, au lieu
d’abuser ou de se servir de l’autorité de l’État pour venger ses injures
personnelles, il se contenta d’une espèce de vengeance innocente, et que peu de
princes seraient en état d’employer. Des satires et des libelles l’avaient
outragé ; et, sous le titre de l’ Ennemi de la Barbe , il écrivit une
confession ironique de ses fautes et une satire amère des mœurs licencieuses et
efféminées d’Antioche. Cette réponse fut exposée publiquement aux portes du
palais ; et le Misopogon [2723] ,
ce singulier monument de la colère, de l’esprit, de la douceur et de
l’irréflexion de Julien, est arrivé jusqu’à nous. Quoiqu’il affectât de rire,
il ne pouvait pardonner [2724] .
Il témoigna son mépris et satisfit peut- être sa vengeance en donnant à
Antioche un gouverneur [2725] digne de commander à de pareils sujets ; et, abandonnant pour jamais cette
ville ingrate, il annonça sa résolution de passer l’hiver suivant à Tarse en
Cilicie [2726]
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