Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
.
Antioche comptait parmi ses citoyens un homme dont le génie
et les vertus pouvaient expier, aux yeux de Julien, les vices et les sottises
des autres habitants. Le sophiste Libanius avait reçu le jour dans la capitale
de l’Orient : on le vit professer publiquement la rhétorique et la déclamation
à Nicée, à Nicomédie, à Constantinople, à Athènes, et, sur la fin de sa
carrière, à Antioche. Les jeunes Grecs fréquentaient assidûment son école : ses
disciples, quelquefois au nombre de plus de quatre-vingts, vantaient leur
incomparable maître ; et la jalousie de ses rivaux, qui le poursuivaient d’une
ville à l’autre ; confirmait l’opinion de la supériorité de son mérite, que le
sophiste lui-même vantait sans modestie. Les précepteurs de Julien lui avaient
arraché une promesse imprudente, mais solennelle, de ne jamais assister aux
leçons de leur adversaire. Cet engagement contrariait et augmentait la
curiosité du jeune prince ; il se procura secrètement les écrits de ce
dangereux sophiste, et imita peu à peu si parfaitement son style, qu’il surpassa
les plus laborieux des élèves de Libanius [2727] .
Lorsqu’il monta sur le trône, il se montra très empressé d’embrasser et de
récompenser le sophiste de Syrie, qui, dans un siècle dégénéré, avait maintenu
la pureté du goût, des mœurs et de la religion des Grecs. L’orgueil réservé du
philosophe accrut et justifia la prévention de l’empereur. Au lieu de se
précipiter avec tout ce qu’il y avait de plus distingué vers le palais de
Constantinople, Libanius attendit tranquillement l’arrivée du prince à
Antioche, se retira de la cour aux premiers symptômes de froideur et
d’indifférence, n’y retourna jamais sans y être formellement invité, et donna à
son souverain cette leçon importante, qu’on peut commander l’obéissance d’un
sujet, mais qu’il faut mériter l’affection d’un ami. Les sophistes de tous les
siècles méprisent ou affectent de mépriser les distinctions de naissance et de
fortune [2728] que donne le hasard, et ils réservent leur estime pour les qualités supérieures
de l’esprit dont ils se trouvent si abondamment pourvus. Si Julien dédaignait
les acclamations d’une cour vénale qui adorait la pourpre, il était flatté des
éloges, des avis, de la liberté et de la jalousie d’un philosophe indépendant
qui refusait ses faveurs, aimait sa personne, célébrait son mérite, et devait
un jour honorer sa mémoire. Les volumineux écrits de Libanius subsistent encore
: la plupart outrent les vaines compositions d’un orateur qui cultivait la
science des mots, ou les productions d’un penseur solitaire, qui, au lieu
d’étudier ses contemporains, avait les yeux toujours fixés sur la guerre de
Troie ou la république d’Athènes. Cependant le sophiste d’Antioche ne se tenait
pas toujours à cette élévation imaginaire : il a écrit une foule de lettres où
l’on aperçoit le travail [2729] ; il loua les vertus de son siècle ; il censura avec hardiesse les torts du
gouvernement et ceux des particuliers, et il plaida éloquemment la cause
d’Antioche contre la juste colère de Julien et de Théodose. Le malheur
ordinaire d’une vie poussée jusqu’à la vieillesse, c’est de perdre les
avantages qui pourraient en faire désirer la prolongation [2730] ; mais Libanius
eut de plus la douleur de survivre à la religion et aux sciences auxquelles il
avait consacré son génie. L’ami de Julien vit avec indignation le triomphe du
christianisme ; et son esprit superstitieux, qui obscurcissait pour lui le
spectacle da monde visible, ne le soutenait point par les vives espérances de
la gloire et de la béatitude célestes [2731] .
Julien, dominé par son ardeur guerrière, se mit en campagne
dès les premiers jours du printemps, et renvoya, avec des reproches et des
marques de mépris, les sénateurs d’Antioche qui l’avaient accompagné au-delà
des bornes de leur territoire [2732] ,
où il était résolu de ne jamais rentrer. Après une marche laborieuse de deux
jours, il s’arrêta le troisième jour à Bérée ou Alep, où il eut le déplaisir de
trouver un sénat composé presqu’en entier de chrétiens, qui ne répondirent que
par de froides et cérémonieuses démonstrations de respect, à l’éloquent
discours de l’apôtre du paganisme. Le fils de l’un des plus illustres citoyens
de cette ville ayant embrassé, par intérêt ou par persuasion, la
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