Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
le
bagage des soldats romains, qui, par leur maigreur et leurs vêtements déchirés,
faisaient assez connaître leurs souffrances passées, et la misère qui les
accablait encore. Un petit convoi de provisions vint à la rencontre de l’armée
jusqu’au château d’Ur, et ce secours fut d’autant plus agréable, qu’il
attestait la fidélité de Sébastien et de Procope. A Thilsaphata [2821] , l’empereur
reçut, avec les plus grands témoignages de bienveillance, les généraux de
l’armée de Mésopotamie ; et les restes de cette armée, naguère si florissante,
se reposèrent enfin sous les murs de Nisibis. Les messagers de Jovien avaient
déjà annoncé, avec les éloges de la flatterie, son élection, son traité et son
retour ; et le nouveau souverain avait pris les mesures les plus efficaces pour
assurer l’obéissance dès armées et des provinces de l’Europe, en plaçant
l’autorité dans les mains des officiers qui, par intérêt ou par inclination,
devaient soutenir avec fermeté la cause de leur bienfaiteur [2822] .
Les amis de Julien avaient prédit avec confiance le succès
de son expédition. Ils espéraient que les dépouilles de l’Orient enrichiraient
les temples des dieux ;’que la Perse, réduite à l’humble état de province
tributaire, serait gouvernée par les lois et les magistrats de Rome ; que les
Barbares adopteraient l’habit, les mœurs et le langage du conquérant, et que la
jeunesse d’Ecbatane et de Suse étudierait l’art de la rhétorique sous des
maîtres grecs [2823] .
L’empereur avait pénétré si avant, qu’il avait perdu toute communication avec
l’empire ; et, du moment où il eut passé le Tigre, ses fidèles sujets
ignorèrent sa destinée et sa fortune. Tandis que leur imagination calculait des
triomphes chimériques, ils apprirent la triste nouvelle de sa mort, et ils
continuèrent à la révoquer en doute, lors même qu’ils ne pouvaient plus la nier [2824] . Les émissaires
de Jovien répandirent que la paix avait été nécessaire, et qu’elle était sage ;
la voix de la renommée, plus forte et plus sincère, révéla la honte de
l’empereur et les conditions de l’ignominieux traité. Le peuple fut rempli
d’étonnement, de douleur, d’indignation et de crainte, en apprenant que
l’indigne successeur de Julien abandonnait les cinq provinces conquises par
Galère, et rendait honteusement aux Barbares l’importante ville de Nisibis, le
plus fort boulevard des provinces de l’Orient [2825] . On agitait
librement, dans les entretiens populaires, ce point obscur et dangereux à
traiter, de la morale des gouvernements, qui fixe jusqu’où l’on doit observer
la foi publique lorsqu’elle est contraire à la sûreté de l’État, et l’on eut
une sorte d’espoir que l’empereur ferait oublier sa conduite pusillanime par un
acte éclatant de perfidie patriotique. L’inflexible courage du sénat de Rome
avait toujours rejeté les conditions inégales qu’on imposait de farce à ses
armées captives ; et si, pour satisfaire l’honneur de la nation, il eût fallu
livrer aux Barbares le général criminel, la plupart des sujets de Jovien
auraient suivi avec joie, sur ce point, l’exemple des anciens temps [2826] .
Mais l’empereur, quelles que fussent les bornes de son
autorité constitutionnelle, se trouvait, par le fait, disposer absolument des
lois et des forces de l’État, et les motifs qui l’avaient contraint à signer le
traité de paix le pressaient d’en remplir les conditions. Il désirait avec
ardeur de s’assurer « empire aux dépens de quelques provinces, et il cachait
son ambition et ses craintes sons le masque de la religion et de l’honneur.
Malgré les sollicitations respectueuses des habitants, la décence et la sagesse
ne lui permirent pas de loger dans le palais de Nisibis : le lendemain de son
arrivée, Bineses, l’ambassadeur de Perse, entra dans la place, déploya, du haut
de la citadelle, l’étendard du grand roi, et annonça en son nom la cruelle
alternative de l’exil ou de la servitude. Legs principaux citoyens de la ville,
qui jusqu’à ce fatal moment avaient compté sur la protection de leur souverain,
se jetèrent à ses pieds et le conjurèrent de ne pas abandonner, ou du moins de
ne : pas livrer une colonie fidèle à la fureur d’un tyran barbare, irrité par
les trois défaites qu’il avait éprouvées successivement sous les murs de
Nisibis. Us avaient encore des armes et assez de
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