Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
l’oraison funèbre d’une armée vaincue et d’un empereur haï du
peuple, dont le trône était déjà occupé par un étranger. Tous ne manquons
pas , dit Libanius, de censeurs, qui attribuent nos désastres à
l’impétuosité de l’empereur ou à l’indiscipline et à la lâcheté de nos soldats
; pour moi, je respecte le souvenir de leurs victoires précédentes ; je
respecte le courage avec lequel ils ont reçu une mort glorieuse, fermes à leur
poste et les armes à la main ; je respecte le champ de bataille teint de leur
sang et de celui des Barbares. Les pluies ont déjà effacé ces marques
honorables ; mais leurs ossements amoncelés, les os des généraux, ceux des
centurions et des braves soldats, sont un monument plus durable. L’empereur
lui-même combattit et tomba aux premiers rangs. En, vain on lui offrit les
chevaux les plus rapides pour le mettre à l’abri de la poursuite de l’ennemi ;
en vain on le conjura de conserver sa vie pour le bien de l’empire ; il
répondit constamment qu’il ne méritait pas de survivre à tant de vaillants
guerriers ; à tant de sujets fidèles, et il fut honorablement enseveli sous un
monceau de morts. N’imputons pas la victoire des Barbares à la terreur, à la
faiblesse ou à l’imprudence des troupes romaines ; les chefs et les soldats
avaient tous la valeur de leurs ancêtres : ils les égalaient en discipline et
dans la science militaire. L’amour de la gloire animait leur noble intrépidité
; ils combattirent à la fois contre les rayons d’un soleil brûlant, contre les
angoisses d’une soif dévorante, et contre le fer et la flamme des ennemis ;
enfin ils préférèrent une mort honorable à une fuite ignominieuse.
L’indignation des dieux a seule causé nos malheurs et le succès des Barbares .
L’impartialité de l’histoire dément une partie de ce panégyrique [3095] , où l’on ne
reconnaît ni le caractère de Valens, ni les circonstances de la bataille ; mais
on ne peut trop louer l’éloquence, et surtout la générosité de l’orateur
d’Antioche.
Cette victoire mémorable enfla l’orgueil des Goths ; mais
leur avarice souffrit cruellement, quand ils apprirent qu’on avait sauvé dans
Adrianople la plus riche partie du trésor impérial. Ils se hâtèrent d’arriver à
cette dernière récompense de leurs travaux ; mais ils furent arrêtés par les
restes de l’armée vaincue, dont le courage était animé par le désespoir et par
la nécessité de conserver la ville, son dernier refuge. On avait garni les murs
d’Adrianople et les remparts du camp qui y était appuyé, de machines de guerre
qui lançaient des pierres d’un poids énorme, et effrayaient les Barbares
ignorants, plutôt par le bruit et la rapidité de leur décharge que par le
dommage réel qu’elles leur casaient. Les soldats et les citoyens, les habitants
de la province et les domestiques du palais, se réunirent tous pour la défense
commune ; ils repoussèrent les attaques furieuses des Barbares, et éventèrent
tous leurs stratagèmes. Après un combat soutenu avec opiniâtreté durant
plusieurs heures, les Goths se retirèrent dans leurs tentes, convaincus, par
cette nouvelle expérience, de la sagesse du traité que leur habile chef avait
tacitement conclu, et de l’inutilité de leurs efforts contre les fortifications
de villes grandes et populeuses. Après avoir très impolitiquement massacré, de
premier mouvement, trois cents déserteurs, dont la mort bien méritée ne pouvait
être utile qu’à la discipline des Romains, les Goths levèrent en frémissant le
siége d’Adrianople. Le théâtre du tumulte et de la guerre se changea tout à
coup en une silencieuse solitude ; la multitude disparut en un instant ; on
n’aperçut dans les sentiers secrets des bois et des montagnes que les traces
des fugitifs tremblants qui cherchaient au loin un asile dans les villes de
l’Illyrie et de la Macédoine ; et les fidèles officiers de la maison et du
trésor de Valens se mirent avec précaution à la recherche de leur empereur dont
ils ignoraient la mort. L’armée des Goths, comme un torrent dévastateur, se
précipita des murs d’Adrianople vers les faubourgs de Constantinople. Ils
admirèrent avec surprise l’extérieur magnifique de la capitale de l’Orient, la
hauteur et l’étendue de ses murs, cette multitude opulente et effrayée
assemblée sur les remparts et la double perspective de la terre et de la mer.
Tandis qu’ils
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