Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
contemplaient avec envie les beautés inaccessibles de
Constantinople, un parti de Sarrasins [3096] que Valens avait heureusement pris à son service fit une sortie. La cavalerie
des Scythes ne tint point contre la vitesse étonnante et l’impétuosité martiale
des cheveux arabes. Leurs cavaliers étaient très exercés à la petite guerre, et
la férocité des Barbares du Sud fit frémir les Barbares du Nord. Ils virent un
Arabe nu et velu, qui venait de tuer un soldat goth d’un coup de poignard,
appliquer ses lèvres à la plaie, et sucer avec une horrible expression de
plaisir le sang de son ennemi vaincu [3097] .
L’armée des Goths, chargée des dépouilles des riches faubourgs de
Constantinople et de tous les environs, s’achemina lentement du Bosphore aux
montagnes qui bordent la Thrace du côté de l’occident. La terreur ou
l’incapacité de Maurus leur livra le passage de Succi, et, n’ayant plus de
résistance à craindre des armées de l’Orient vaincues et dispersées, les Goths
se répandirent sur la vaste surface d’un pays fertile et cultivé, jusqu’aux
confins de l’Italie et de la mer Adriatique [3098] .
Les Romains, qui racontent avec tant de froideur et de
concision les actes de justice exercés par les légions [3099] , réservent leur
compassion et leur éloquence pour les maux dont ils furent affligés eux-mêmes,
lorsque les Barbares victorieux envahirent et saccagèrent leurs provinces. Le
récit simple et circonstancié (si toutefois il en existe un seul de ce genre)
de la ruine d’aine seule ville,’ou -des malheurs d’une seule famille [3100] , pourrait
offrir un tableau intéressant et instructif des mœurs et du caractère des
hommes ; mais une répétition fastidieuse de complaintes vagues et déclamatoires
fatiguerait l’attention du lecteur le plus patient. Les écrivains sacrés et les
écrivains profanes de ce siècle malheureux méritent tous, bien qu’avec quelque
différence, le reproche de s’être laissé entraîner aux mouvements d’une
imagination enflammée par l’animosité populaire vu religieuse, en sorte que
leur éloquence fausse et exagérée ne laisse à aucun objet sa grandeur ou sa
couleur naturelle. Le véhément saint Jérôme peut déplorer, avec raison, les
horreurs commises par les Goths et par leurs barbares alliés dans la Pannonie,
sa patrie, et dans toute l’étendue des provinces depuis les murs de
Constantinople jusqu’au pied des Alpes Juliennes : les viols, les meurtres, les
incendies, et par-dessus tout la profanation des églises, que les Barbares
convertirent en écuries, et leur mépris sacrilège pour les saintes reliques des
martyrs. Mais saint Jérôme [3101] a sûrement outrepassé les limites de l’histoire et de la raison, lorsqu’il
affirme que dans ces contrées désertes il ne resta rien que le ciel et la
terre ; qu’après la destruction des villes et de la race humaine, le sol se
couvrit de ronces impénétrables et d’épaisses forêts ; et, que la rareté des
animaux, des oiseaux, et même des poissons, accomplissait la désolation
universelle, annoncée par le prophète Zéphanie . Jérôme prononça ces
complaintes environ vingt ans après la mort de Valens ; et les provinces de
l’Illyrie, où les Barbares passaient et repassaient sans cesse, fournirent
encore, pendant et après dix siècles de calamités, des aliments au pillage et à
la dévastation. Quand on pourrait supposer qu’un pays très vaste serait resté
sans culture et sans habitants, les conséquences n’auraient pas été si funestes
aux autres productions animées de la nature : les races utiles et faibles
des animaux nourris par la main de l’homme auraient pu périr privées de sa protection
; mais les bêtes sauvages des forêts, ennemies ou victimes de l’homme, auraient
multiplié en paix dans leur domaine solitaire. Les habitants de l’air ou des
eaux ont encore moins de relation avec le sort de l’espèce humaine, et il est
très probable que l’approche d’un brochet vorace aurait causé plus de dommage
et de terreur aux poissons du Danube que les incursions d’une armée de
Barbares.
Quelle qu’ait été la véritable mesure des calamités de
l’Europe on pouvait craindre avec raison qu’elles ne s’étendissent bientôt aux
paisibles contrées de l’Asie. On avait judicieusement distribué les fils des
Goths dans toutes les villes de l’Orient, et employé avec soin la culture de
l’éducation à vaincre la
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