Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
de grains dont ils manquaient bientôt pour leur subsistance. Un
esprit de discorde divisa les tribus indépendantes et les nations qui ne
s’étaient réunies que par une alliance volontaire. Les Huns et les Alains
insultaient à la fuite des Goths, qui n’étaient pas disposés à user avec
modération de la prospérité. L’ancienne jalousie des Ostrogoths et des
Visigoths se réveilla, et les chefs orgueilleux se rappelèrent les injures
qu’ils avaient réciproquement souffertes ou fait souffrir lorsqu’ils habitaient
tous au-delà du Danube. Le progrès de leur haine particulière affaiblit leur
aversion pour le nom romain, et les officiers de Théodose achetèrent, par des
dons et des promesses, la retraite ou le service des partis mécontents.
L’acquisition de Modar, prince du sang royal des Amalis, procura aux Romains un
partisan hardi et fidèle ; il obtint bientôt le rang de maître général, et
un commandement de confiance. L’illustre déserteur des Goths surprit une armée
de ses compatriotes plongés dans le sommeil à la suite de la débauche et de
l’ivresse. Après en avoir massacré la plus brande partie, il revint au camp
impérial [3120] ,
chargé d’immenses dépouilles, et suivi de quatre mille chariots enlevés aux
Barbares. Dans les mains d’un politique habile, des moyens différents
s’appliquent avec succès à la même fin, et la délivrance de l’empire, commencée
par la division des Goths, fut achevée par leur réunion. Athanaric, qui avait
tranquillement contemplé de loin ces étranges événements sans y prendre part,
se trouva forcé, par le sort des armes, d’abandonner l’obscure retraite des
bois de Caucaland. Il n’hésita plus à traverser le Danube ; et une grande
partie des sujets de Fritigern, qui commençaient à sentir les inconvénients de
l’anarchie, reconnurent volontiers pour roi un juge de leur nation, dont ils
respectaient la naissance, et dont ils avaient souvent éprouvé l’habileté ;
mais l’âge avait refroidi l’audace d’Athanaric, et au lieu de conduire ses
soldats aux combats et à la victoire, il écouta prudemment la proposition d’un
traité honorable et avantageux : Théodose, qui connaissait le mérite et la
puissance de son nouvel allié, ne dédaigna point d’aller au devant de lui à
plusieurs milles de Constantinople, et le traita dans la ville impériale avec
la confiance d’un ami et la magnificence d’un empereur. Le prince barbare
examinait avec attention tous les objets qui frappaient ses regards, et rompant
enfin le silence, par une vive et sincère expression de son étonnement. Je
vois aujourd’hui , dit-il, ce que je n’avais jamais pu croire de l’éclat
de cette étonnante capitale . Il admirait successivement la position de la
ville, la force de ses murs, la beauté des édifices publics, la vaste étendue
de son port rempli de vaisseaux innombrables, le concours de toutes les
nations, les armes et la discipline des troupes. Un empereur romain ,
ajouta Athanaric, est un dieu sur terre, et le mortel présomptueux qui ose
l’attaquer devient homicide de lui-même [3121] .
Le roi des Goths ne jouit pas longtemps de cette brillante et honorable
réception ; et comme la sobriété n’était point une des vertus de sa nation, on
peut soupçonner que la maladie dont il mourut fut la suite des excès auxquels
il se livra dans les repas somptueux de l’empereur. Mais la politique de
Théodose tira de sa mort plus d’avantages qu’il n’en aurait pu obtenir des plus
fidèles services de ce nouvel allié. On fit de magnifiques obsèques à Athanaric
dans la capitale de l’Orient ; on éleva un superbe monument à sa mémoire, et
son armée, gagnée par les libéralités et par les honorables démonstrations de
douleur de Théodose, passa tout entière sous les drapeaux de l’empereur des
Romains [3122] .
La soumission d’un corps de Visigoths si considérable produisit les effets des
plus salutaires ; et l’influence de la raison, de la force et de la séduction,
acquit chaque jour plus de puissance et plus d’étendue. Chaque chef indépendant
se hâtait de faire séparément son traité, dans la crainte qu’un plus long délai
ne l’exposât seul et sans secours à la vengeance ou la justice de l’empereur.
La capitulation générale, ou plutôt finale des Goths, peut être datée à quatre
ans un mois et vingt-cinq jours après la défaite et la mort de Valens [3123] .
La retraite volontaire
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