Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
séditieuses ; il redoutait
les moments calmes de la réflexion. Une révolution avait été achetée par des
récompenses immenses : une autre révolution pouvait promettre des
récompenses nouvelles. Quoique les troupes témoignassent un attachement
inviolable à la maison de César, était-il possible de se fier à une multitude
inconstante et capricieuse, Auguste sut tirer parti de ce qui restait encore
d’idées romaines dans ces esprits indociles. Il apposa le sceau des lois à la
rigueur de la discipline ; et, faisant briller la majesté du sénat entre
l’empereur et l’armée, il osa bien exiger une obéissance qu’il prétendait lui
être due comme au premier magistrat de la république [262] .
Durant une période de deux cent vingt ans, qui s’écoulèrent
depuis l’établissement de cet adroit système jusqu’à la mort de l’empereur
Commode, l’État n’éprouva que très peu les malheurs attachés à un gouvernement
militaire : le danger était encore éloigné. Le soldat eut rarement
occasion alors de connaître sa propre force et la faiblesse de l’autorité
civile ; découverte fatale qui, dans la suite, enfanta de si terribles
maux. Caligula et Domitien furent assassinés dans leur palais par leurs
domestiques [263] .
Les secousses qui agitèrent la ville de Rome à la mort du premier de ces
princes, ne s’étendirent point au-delà de l’enceinte de cette capitale. A la
vérité, Néron enveloppa tout l’empire dans sa ruine. Dans l’espace de dix-huit
mois, quatre princes furent massacrés ; et le choc des armées rivales
ébranla l’univers. Mais cet orage violent, forgé par la licence des soldats,
fut bientôt dissipé. Les deux siècles qui suivirent la mort d’Auguste ne furent
point ensanglantés par des guerres civiles, ni troublés par aucune révolution.
L’empereur était élu par l’autorité du sénat, et par le consentement des
troupes [264] .
Les légions respectaient leur serment de fidélité ; et les recherches les
plus minutieuses dans les annales romaines ne nous font. Découvrir qu’avec
peine trois rebellions [265] peu importantes, étouffées au bout de quelques mois, sans même que l’on eût été
obligé d’en venir au hasard d’une bataille [266] .
Dans les monarchies électives, la mort du souverain est un
moment de crise et de danger. Les empereurs romains, témoins de l’esprit
séditieux de ces légions craignirent qu’elles, ne profitassent de ces moments
où toute autorité est suspendue. Pour leur épargner la tentation de faire un
choix irrégulier, celui qui était désigné pour succéder à l’empire, était
revêtu par l’empereur lui-même d’un pouvoir si considérable, qu’à la mort du
prince, déjà puissant, il montait paisiblement sur le trône ; à peine même
l’empire s’apercevait-il qu’il changeait de maître. Ainsi l’empereur Auguste
tourna ses regards vers Tibère, lorsque des pertes réitérées eurent fait
évanouir des espérances plus douces. Il obtint pour ce fils adoptif la censure
et le tribunat ; et il l’associa par une loi formelle, au commandement des
armées et au gouvernement des provinces [267] .
Ainsi Vespasien sut enchaîner l’âme généreuse de l’aîné de ses fils. Titus était
l’idole des légions de l’Orient, qui venaient d’achever sous ses ordres la
conquête de la Judée. Sa puissance devenait redoutable ; et comme les
passions de la jeunesse jetaient un voile sur ses vertus, on se défiait de ses
projets. Loin de se livrer à d’indignes soupçons, le prudent monarque associa
son fils à toute la puissance et à la dignité impériale. Titus pénétré de
reconnaissance, se conduisit toujours comme le ministre respectueux et fidèle
d’un père si indulgent [268] .
Le sage Vespasien prit toutes les mesures nécessaires pour
confirmer son élévation récente et peu assurée. Depuis un siècle, le serment
militaire et la fidélité des troupes semblaient appartenir au nom et à la
famille des Césars. Quoique cette famille ne se fût soutenue que par adoption,
le peuple respectait toujours dans la personne de Néron, le petit-fils de
Germanicus et le successeur direct de l’empereur Auguste. Les prétoriens
n’avait abandonné qu’à regret la cause du tyran : cette désertion avait
excité leurs remords [269] .
La chute rapide de Galba, d’Othon, de Vitellius, apprit aux armées à regarder
les empereurs comme leurs créatures et comme instrument de leur
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