Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
ordre de bataille
à travers les rues désertes de la ville. Le sénat convoqué reçut ordre de
s’assembler ; ceux d’entre les sénateurs que Pertinax avait honorés de son
amitié, ou qui se trouvaient être les ennemis personnels de Julianus, jugèrent
devoir affecter plus de joie que les autre sur l’événement de cette heureuse
révolution [372] .
Après avoir rempli le sénat de gens armés, Julianus prononça un discours fort
étendu sur la liberté de son élection, sur ses qualités éminentes, et sur sa
confiance dans l’affection de ses concitoyens. Sa harangue fut universellement
applaudie ; toute l’assemblée vanta son bonheur et celui de la nation,
promit au prince de lui être à jamais fidèle, et le revêtit de tous les
pouvoirs attachés à la dignité impériale [373] .
Du sénat, Julianus, accompagné du même cortège militaire,
alla prendre possession du palais : les premiers objets qui frappèrent ses
regards, furent le corps sanglant de Pertinax, et le repas frugal préparé pour
son souper. Il regarda l’un avec indifférence, l’autre avec mépris. Il ordonna
une fête magnifique, et il s’amusa jusque bien avant dans la nuit à jouer aux
dés et à voir les danses du célèbre Pylades. Cependant, lorsque la foule des
courtisans se fut retirée, l’on observa que ce prince, laissé en proie à de
terribles réflexions dans les ténèbres et dans la solitude, ne put goûter les
douceurs du sommeil ; il repassait probablement dans son esprit sa folle
démarche, le sort de son vertueux prédécesseur, et ne se dissimulait pas
combien était incertaine la possession d’un sceptre que l’argent et non le
mérite lui avait mis entre les mains [374] .
Il avait raison de trembler : assis sur le trône du
monde, il se trouvait sans amis et même sans partisans ; les prétoriens
rougissaient eux-mêmes d’un souverain que l’avarice seule avait créé ; il
n’était aucun citoyen qui n’envisageât son élévation avec horreur, et comme la
dernière insulte faite au nom romain. Les nobles, à qui des possessions
immenses et un état brillant imposaient la plus grande circonspection,
dissimulaient leurs sentiments, et recevaient les égards affectés de l’empereur
avec une satisfaction apparenté et avec des protestations de fidélité ; mais
parmi le peuple, les citoyens qui trouvaient un abri sûr dans leur nombre et
dans leur obscurité, donnaient un libre cours à leur indignation ; les rues et
les places publiques de Rome retentissaient de clameurs et
d’imprécations ; la multitude furieuse insultait la personne de Julianus,
rejetait ses libéralités, et, trop faible pour entreprendre une révolution,
elle appelait à grands cris les légions des frontières, et les invitait a venir
venger la majesté de l’empire.
Le mécontentement public passa bientôt du centre aux
extrémités de l’État. Les armes de Bretagne, de Syrie et d’Illyrie déplorèrent
la mort de Pertinax, avec lequel elles avaient tant de fois combattu, et qui
les avait si souvent menées à la victoire. Elles apprirent avec surprise, avec
indignation, peut-être même avec jalousie, cette étrange nouvelle, que l’empire
avait été publiquement mis à l’enchère par les prétoriens, et elles refusèrent
avec hauteur de ratifier cet indigne marché. Leur révolte prompte et unanime
entraîna la perte de Julianus et troubla la tranquillité de l’État. Clodius
Albinus, Pescennius Niger et Septime Sévère, qui commandaient ces différentes
armées, furent plus empressés de succéder à Pertinax que de venger sa mort. Les
forces de ces trois rivaux étaient égales, ils se trouvaient chacun à la tête
de trois légions et d’un corps nombreux d’auxiliaires [375] ; et,
quoique d’un caractère différent, ils joignaient tous à la valeur du soldat les
talents de l’expérience du général.
Clodius Albinus, gouverneur de la Grande-Bretagne,
l’emportait sur ses deux compétiteurs par la noblesse de son extraction : il
comptait parmi ses ancêtres plusieurs des citoyens les plus illustres de
l’ancienne république [376] ;
mais la branche dont il descendait, persécutée par la fortune, avait été
transplantée dans une province éloignée. Il est difficile de su former une idée
juste de son véritable caractère. On lui reproche d’avoir caché sous le manteau
d’un philosophe austère la plupart des vices qui dégradent la nature humaine [377] ; mais
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