Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
de chaque nouvel
empereur [365] .
On s’efforça de justifier par des arguments une puissance
soutenue par les armes ; et l’on prétendait que suivant les premiers
principes de la constitution, le consentement des gardes était essentiellement
nécessaire à la nomination d’un empereur. L’élection des consuls, des magistrats
et des généraux, quoique usurpée par le sénat, avait autrefois appartenu
incontestablement au peuple romain [366] .
Mais qu’était devenu ce peuple si célèbre ? on ne pouvait certainement pas le
retrouver dans cette foule d’esclaves et d’étrangers qui remplissaient les rues
de Rome ; multitude avilie et aussi méprisable par sa misère que par la
bassesse de ses sentiments. Les défenseurs de l’État, composés de jeunes
guerriers [367] nés au sein de l’Italie, et élevés dans l’exercice des armes et de la vertu,
étaient les véritables représentants du peuple, et les seuls qui eussent le
droit d’élire le chef militaire de la république. Ces raisonnements n’étaient
que spécieux ; il fut impossible d’y répondre, lorsque les indociles
prétoriens, semblables au général gaulois, eurent rompu tout équilibre, en
jetant leurs épées dans la balance [368] .
Ils avaient violé la sainteté du trône par le meurtre atroce
de Pertinax ; ils en avilirent ensuite la majesté par l’indignité de leur
conduite. Le camp n’avait point de chef ; ce Lætus, qui avait excité la
tempête, s’était dérobé prudemment à l’indignation publique. Dans cette
confusion, Sulpicianus, gouverneur de la ville, que l’empereur, son beau-père,
avait envoyé au camp à la première nouvelle de la sédition, s’efforçait de
calmer la fureur de la multitude, lorsqu’il fût tout à coup interrompu par les
clameurs des assassins, qui portaient au bout d’une lance la tête de
l’infortuné Pertinax. Quoique l’histoire nous ait accoutumés à voir l’ambition
étouffer tout principe et subjuguer les autres passions, l’on a peine à
concevoir que dans ces moments d’horreur, Sulpicianus ait désiré de monter sur
le trône fumant encore du sang d’un prince si recommandable, et qui lui tenait
de si près. Il avait déjà fait valoir le seul argument propre à émouvoir les
gardes, et, il commençait à traiter de la dignité impériale ; mais les
plus prudents d’entre les prétoriens, craignant de ne pas obtenir, dans un
contrat particulier, un prix convenable pour un effet de si grande valeur,
coururent sur les remparts et annoncèrent à haute voix que l’univers romain
serait adjugé dans une vente publique au dernier enchérisseur [369] .
Cette proclamation ignominieuse [28 mars 193] était
le comble de la licence militaire ; elle répandit par toute la vile une
douleur, une honte et une indignation universelles ; enfin, elle parvint
jusqu’aux oreilles de Didius Julianus, sénateur opulent, qui, sans égard pour
les malheurs de l’État, se livrait aux plaisirs de la table [370] . Sa femme, sa
fille, ses affranchis et ses parasites lui persuadèrent aisément qu’il méritait
le trône, et le conjurèrent de ne pas laisser échapper une occasion si
favorable. Séduit par leurs représentations, le vaniteux vieillard se rendit en
diligence dans le camp des prétoriens, où Sulpicius, au milieu des gardes,
était toujours en traité avec eux. Du pied du rempart, Julianus commença à
enchérir sur lui. Cette indigne négociation se traitait par des émissaires, qui
passant alternativement d’un côté à l’autre, instruisaient fidèlement chaque
candidat des offres de son rival. Déjà Sulpicianus avait promis à chaque soldat
un don de cinq mille drachmes, (environ cent soixante livres sterling), lorsque
Julianus, ardent à l’emporter, proposa tout à coup six mille deux cent
cinquante drachmes, ou une somme de deux cents livres sterling. Aussitôt les
portes du camp s’ouvrirent devant lui ; l’acquéreur fut revêtu de la pourpre,
et reçut le serment de fidélité des troupes. Les soldats conservèrent en ce
moment assez d’humanité, pour stipuler qu’il pardonnerait à Sulpicianus, et
qu’il oublierait quelles avaient été ses prétentions [371] .
Il restait aux prétoriens à remplir les conditions de leur
traité avec un souverain qu’ils se donnaient et qu’ils méprisaient : ils
le placèrent au milieu de leurs rangs ; l’environnèrent de tous côté de
leurs boucliers, et, serrés autour de lui, le conduisirent en
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