Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
d’ailleurs, elles respectaient toujours le fils de Sévère. Le
mécontentement se dissipa en vains murmures ; et Caracalla sut bientôt les
convaincre de la justice de sa cause, en leur distribuant les immenses trésors
de son père [460] .
Les dispositions des soldats importaient seules à la puissance et à la sûreté
du prince. Leur déclaration en sa faveur entraînait l’obéissance et la fidélité
du sénat : cette assemblée docile était toujours prête à ratifier la décision
de la fortune. Mais comme Caracalla voulait apaiser les premiers mouvements de
l’indignation publique, il respecta la mémoire de son frère, et lui fit rendre
les mêmes honneurs que l’on décernait aux empereurs romains [461] . La postérité,
en déplorant le sort de Geta, a fermé les yeux sur ses vices. Nous ne voyons
dans ce jeune prince qu’une victime innocente, sacrifiée à l’ambition de son
frère, sans faire attention qu’il manquait plutôt de pouvoir que de volonté
pour se porter aux mêmes excès [462] .
Le crime de Caracalla ne demeura pas impuni. Ni les
occupations, ni les plaisirs, ni la flatterie, ne purent le soustraire aux
remords déchirants d’une conscience coupable ; et, dans l’horreur des
tourments qui déchiraient son âme, il avouait que souvent le front sévère de
son père et l’ombre sanglante de Geta se présentaient à son imagination
troublée. Il croyait les voir sortir tout à coup de leurs tombeaux ; il
croyait entendre leurs reproches et les menaces effrayantes dont ils
l’accablaient [463] .
Ces images terribles auraient dû l’engager à tâcher de convaincre le monde par
les vertus de son règne, qu’une nécessité fatale l’avait seule précipité dans
un crime involontaire ; mais le repentir de Caracalla ne fit que le porter
à exterminer tout ce qui pouvait lui rappeler son crime et le souvenir de son
frère assassiné. A son retour du sénat, il trouva, dans le palais sa mère
entourée de plusieurs matrones respectables par leur naissance et par leur
dignité, qui toutes déploraient le destin d’un prince moissonné à la fleur de
son âge. L’empereur furieux les menaça de leur faire subir le même sort.
Eadilla, la dernière des filles de Marc-Aurèle mourut en effet par l’ordre du
tyran ; et l’infortunée Julie fut obligée d’arrêter le cours de ses
pleurs, d’étouffer ses soupirs, et de recevoir le meurtrier avec des marques de
joie et d’approbation. On prétend que vingt mille personnes de l’un et de
l’autre sexe souffrirent la mort, sous le prétexte vague qu’elles avaient été
amies de Geta. L’arrêt fatal fut prononcé contre les gardes et les affranchis
du prince, contre les ministres qu’il avait chargés du gouvernement de son
empire, et contre les compagnons de ses plaisirs. Ceux qu’il avait revêtus de
quelque emploi dans les armées et dans les provinces furent compris dans la
proscription, dans laquelle on s’efforça d’envelopper tous ceux qui pouvaient
avoir eu la moindre liaison avec Geta, qui pleuraient sa mort, ou même, qui
prononçaient son nom [464] .
Un bon mot déplacé coûta la vie à Helvius Pertinax, fils du prince de ce nom [465] . Le seul crime
de Thrasea Priscus fut d’être descendu d’une famille illustre, dans laquelle
l’amour de la liberté semblait héréditaire [466] .
Les moyens particuliers de la calomnie et du soupçon s’épuisèrent à la fin.
Lorsqu’un sénateur était accusé d’être l’ennemi secret du gouvernement, l’empereur
se contentait de savoir, en général, qu’il possédait quelques biens, et qu’il
s’était rendu recommandable par sa vertu. Ce principe une fois établi,
Caracalla en tira souvent les conséquences les plus cruelles.
L’exécution de tant de victimes innocentes avait porté la
douleur dans le sein de leurs familles et de leurs amis, qui répandaient des
larmes en secret. La mort de Papinien, préfet du prétoire, fût pleurée comme
une calamité publique. Durant les sept dernières années du règne de Sévère, ce
célèbre jurisconsulte avait occupé le premier poste de l’État, et avait guidé
par ses sages conseils, les pas de l’empereur dans les sentiers de la justice
et de la modération. Sévère, qui connaissait si bien ses talents et sa vertu,
l’avait conjuré à son lit de mort de veiller à la prospérité de l’empire, et
d’entretenir l’union entre ses fils [467] .
Les efforts généreux de Papinien ne servirent
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