Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
qu’à enflammer la haine violente
que Caracalla avait déjà conçue contre le ministre de son père. Après le
meurtre de Geta, le préfet reçut ordre d’employer toute la force de son
éloquence pour prononcer, dans un discours étudié, l’apologie de ce forfait. Le
philosophe Sénèque, dans une circonstance semblable, n’avait point rougi de
vendre sa plume au fils et à l’assassin d’Agrippine [468] , et d’écrire au
sénat en son nom. Papinien refusa d’obéir au tyran : Il est plus aisé de
commettre un parricide que de le justifier . Telle fut la noble réponse de
cet illustre personnage, qui n’hésita pas entre la perte de la vie et celle de
l’honneur [469] .
Une vertu si intrépide, qui s’est soutenue pure et sans tache au milieu des
intrigues de la cour, des affaires les plus sérieuses, et du dédale des lois,
jette un éclat bien plus vif sur les cendres de Papinien que toutes ses grandes
dignités, que ses nombreux écrits [470] ,
et que la réputation immortelle dont il a joui dans tous les siècles comme
jurisconsulte [471] .
Jusqu’à ce moment, sous les règnes même les plus désastreux,
les Romains avaient trouvé une sorte de bonheur et de consolation dans le
caractère de leurs différents princes, indolents dans le vice, actifs quand ils
étaient animés par la vertu. Auguste, Trajan, Adrien et Marc-Aurèle, visitaient
en personne la vaste étendue de leurs domaines : partout la sagesse et la
bienfaisance marchaient à leur suite. Tibère, Néron et Domitien, qui firent
presque toujours leur résidence à Rome ou dans les campagnes aux environs de
cette ville, n’exercèrent leur tyrannie, que contre le sénat et l’ordre
équestre [472] .
Caracalla déclara la guerre à l’univers entier [213] . Une année environ
après la mort de Geta, il quitta Rome, et, jamais il n’y retourna dans la
suite. Il passa le reste de son règne dans les différentes provinces de
l’empire, principalement en Orient. Chaque contrée devint tour à tour le
théâtre de ses rapines et de ses cruautés. Les sénateurs, que la crainte
engageait à suivre sa marche capricieuse, étaient obligés de dépenser des
sommes immenses pour lui procurer tous les jours de nouveaux divertissements,
qu’il abandonnait avec mépris à ses gardes. Ils élevaient dans chaque ville des
théâtres et des palais magnifiques, que l’empereur ne daignait pas visiter, ou
qu’il faisait aussitôt démolir. Les sujets les plus opulents furent ruinés par
des confiscations et par des amendes, tandis que le corps entier de la nation
gémissait sous le poids des impôts [473] .
Au milieu de la paix, l’empereur, pour une offense très légère condamna
généralement à la mort tous les habitants de la ville d’Alexandrie en Égypte.
Posté dans un lieu sûr du temple de Sérapis, il ordonnait et contemplait avec
un plaisir barbare le massacre de plusieurs milliers d’hommes, citoyens et
étrangers, sans avoir aucun égard au nombre de ces infortunés, ni à la nature
de leur faute, car, ainsi qu’il l’écrivit froidement au sénat, de tous les habitants
de cette grande ville, ceux qui avaient péri, et ceux qui s’étaient échappés
méritaient également la mort [474] .
Les sages instructions de Sévère ne firent jamais aucune
impression durable sur l’âme de son fils : avec de l’imagination et de
l’éloquence, Caracalla manquait de jugement ; ce prince n’avait aucun
sentiment d’humanité [475] ;
il répétait sans cesse qu’un souverain devait s’assurer l’affection de ses
soldats, et compter pour rien le reste de ses sujets [476] . Dans tout le
cours de son règne, il suivit constamment cette maxime dangereuse et bien digne
d’un tyran.
La prudence avait mis des bornes à la libéralité du père, et
une autorité ferme modéra toujours son indulgence pour les troupes ; le
fils ne connut d’autre politique que celle de prodiguer des trésors immenses :
son aveugle profusion entraîna la perte de l’armée et de l’empire. Les
guerriers, élevés jusqu’alors dans la discipline des camps, perdirent leur
vigueur dans le luxe des villes. L’augmentation excessive de la paye et des
gratifications [477] épuisa la classe des citoyens pour enrichir l’ordre militaire. On ignorait
qu’une pauvreté honorable est le seul moyen qui puisse rendre les soldats
modestes dans la paix, et capables de défendre l’État, en temps de guerre.
Caracalla, fier et superbe au milieu de sa
Weitere Kostenlose Bücher