Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
régner, et que l’autre devait
périr. Chacun, en particulier jugeant par ses propres sentiments des desseins
de son rival, usait de la plus exacte vigilance pour mettre sa vie à l’abri des
attaqués du poison ou de l’épée. Ils parcoururent rapidement la Gaule et
l’Italie ; et, pendant tout ce voyage, jamais ils ne mangèrent à la même
table ; ni ne dormirent sous le même toit, donnant ainsi, dans les
provinces qu’ils traversaient, le spectacle odieux de l’inimitié fraternelle. A
leur arrivée à Rome, ils se partagèrent aussitôt la vaste étendue du palais
impérial [455] .
Toute communication fut fermée entre leurs appartements : on avait
fortifié avec soin les portes et les passages, et les sentinelles qui les
gardaient se relevaient avec la même précaution que dans une ville assiégée.
Les empereurs ne se voyaient qu’en public, en présence d’une mère
affligée, entourés chacun d’une troupe nombreuse et toujours armée ; et même,
dans les grandes cérémonies, la dissimulation, si ordinaire dans les cours,
cachait à peine l’animosité des deux frères [456] .
Déjà cette guerre intestine déchirait l’État, lorsqu’on
proposa tout à coup un plan qui semblait également avantageux aux deux princes.
On leur représenta que, puisqu’il leur était impossible de se réconcilier ils
devaient séparer leurs intérêts et. se partager l’empire. Les conditions du
traité furent soigneusement dressées ; on convint que Caracalla, comme l’aîné,
resterait en possession de l’Europe et de l’Afrique occidentale, et qu’il
abandonnerait à son frère la souveraineté de l’Asie et de l’Égypte. Geta
pouvait fixer sa résidence dans la ville d’Alexandrie ou dans celle d’Antioche,
qui le cédaient à peine à Rome pour la grandeur et pour l’opulence. De
nombreuses armées, campées des deux côtés du Bosphore de Thrace, auraient gardé
les frontières des monarchies rivales ; enfin les sénateurs d’origine
européenne devaient reconnaître le souverain de Rome, tandis que ceux qui
étaient nés en Asie auraient suivi l’empereur d’Orient. Les pleurs de
l’impératrice rompirent cette négociation dont l’idée seule avait rempli tous
les cœurs romains d’indignation et de surprise. La masse puissante d’une
monarchie composée de tant de nations était tellement cimentée par la main du
temps et de la politique, qu’il fallait une force prodigieuse pour la séparer
en deux parties : les Romains avaient raison de craindre qu’une guerre civile
n’en rejoignit bientôt, sous un même maître, les membres déchirés ; ou
bien si l’empire restait divisé, tout présageait la chute d’un édifice dont
l’union avait été jusqu’alors la basé la plus ferme et la plus solide [457] .
Si le traité projeté entre les deux princes eût été conclu,
le souverain de l’Europe se serait bientôt emparé de l’Asie : mais
Caracalla remporta, avec l’arme du crime, une victoire plus facile. Il parut se
rendre aux supplications de sa mère, et consentit à une entrevue avec son frère
dans l’appartement de l’impératrice Julie. Tandis que les empereurs
s’entretenaient de réconciliation et de paix, quelques centurions, qui avaient
trouvé moyen de se cacher dans l’appartement, fondirent, l’épée à la main, sur
l’infortuné Geta [27 février 212] . Sa mère éperdue s’efforce, en
l’entourant de ses bras de le soustraire au danger ; mais tous ses efforts sont
inutiles ; blessée elle-même à la main, elle est couverte du sang de Geta, et
elle aperçoit le frère impitoyable de ce malheureux prince, animant les
meurtriers et leur montrant lui-même l’exemple [458] . Dès que ce
forfait eut été commis, Caracalla, l’horreur peinte dans toute sa contenance,
courut avec précipitation se réfugier dans le camp des prétoriens, comme dans
son unique asile ; il se prosterna aux pieds des statués des dieux
tutélaires [459] .
Les soldats entreprirent de le relever et de le consoler. Il leur apprit en
quelques mots pleins de trouble et souvent interrompus, qu’il avait eu le
bonheur d’échapper à un danger imminent ; et, après leur avoir insinué
qu’il avait prévenu les desseins cruels de son ennemi, il leur déclare qu’il
était résolu de vivre et de mourir avec ses fidèles prétoriens. Geta avait été
le favori des troupes ; mais leur regret devenait inutile, et la vengeance
dangereuse,
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