Histoire du Japon
l’anthologie, indépendamment du sujet traité, passe un courant de joie face aux beautés de la nature. On y trouve déjà les sujets éternels de la poésie japonaise – fleurs de prunier et fleurs de cerisier, neige, clair de lune, nuages, collines et cours d’eau – que l’on ressent parfois déjà comme vaguement artificielle, mais qui témoigne d’une inclination naturellement esthétique. Il est difficile de mesurer ici l’influence des modèles chinois, mais elle n’éclipse certainement pas la part de ce qui est original dans les sentiments comme dans l’expression. Pourtant, il est sans doute vrai que la grande vogue de la poésie Tang (représentée par des maîtres comme Li Bo ou Du Fu) a encouragé l’esprit poétique du Japon. Dans ce contexte, il faut d’ailleurs noter que parmi les pièces citées dans le Manyöshü, vingt ou davantage (datant du vine siècle) sont reconnues comme des chefs-d’œuvre de la poésie chinoise, et il est significatif qu’avant celle-ci, une autre anthologie ait été publiée, le Kaifüsö, composée uniquement de poèmes écrits en chinois par des Japonais. Il était bien sûr impossible que la poésie japonaise échappe complètement à l’influence chinoise. Le Manyöshü doit son existence même à l’écriture chinoise, dont on se servait pour la transcription phonétique des mots japonais ; et, que ce soit à la cour ou dans un quelconque séminaire, aucun homme de goût ne pouvait se permettre d’ignorer l’œuvre des poètes chinois alors à la mode.
Mais quelle qu’ait pu être l’effet des idées étrangères, il est révélateur que le Manyöshü renferme de nombreux poèmes (écrits, c’est vrai, par des courtisans) qui rendent hommage aux divinités nationales. En fait, on y trouve des allusions à presque tous les aspects de l’ancien culte, et parfois même à un sentiment de la vie dans l’au-delà, où l’on peut discerner la base d’une croyance religieuse qui n’est pas de type bouddhique. Ainsi, cet intéressant poème composé à la mort du prince Yuge (vers 680) :
waga ôkimi Hi no miko amatsumiya ni ayani kashikomi
Yasumishishi Takahikaru Hisakata no Soko wo shimo
(Notre seigneur et prince
Enfant du Lumineux
Dieu d’en haut comme lui, a pris
Sa divine résidence dans le Palais Céleste
Très en haut. Nous, frappés de crainte
Gisons prostrés et pleurons
Jour après jour et nuit après nuit
Et à nos pleurs il n’y a pas de fin.
Notre seigneur et prince
Parce qu’il est dieu
Est allé demeurer invisible
Dans les cinq-centuples nuages du ciel.)
L’auteur est Okisome no Azumabito, et il existe des poèmes similaires pour la mort du prince Kusakabe, lui aussi fils de l’empereur Temmu. C’est un exemple de vénération d’un prince disparu, que l’on imagine demeurant dans un Palais céleste ( Amatsumiya) au-delà d’une cinq-centuples couche de nuages. Très au-dessous, les affligés pleurent, mais ils ne peuvent jamais exprimer tout à fait leur tristesse. Une telle vision ne doit certainement rien au bouddhisme. Ur dieu qui demeure au-delà des nuages est plutôt un concept jupitérien, et semble appartenir à un credo païen.
D’autres poèmes présentent des touches de taoïsme incontestables. La chose n’a d’ailleurs rien de surprenant, car ce qu’il y a de magique et d’extravagant dans le taoïsme est bien fait pour plaire à un esprit épris de poésie. Une pièce notamment mérite qu’on la cite en raison de l’influence qu’elle reflète, mais aussi à cause du charme surréaliste qu’elle revêt à nos yeux. Elle parle d’un voyageur qui tombe sur un groupe de jeunes filles occupées à pêcher dans un torrent de montagne. Elles lui disent qu’elles sont filles de pêcheur. « Leurs esprits s’élançaient au-dessus des nuages et leur grâce n’était pas de ce monde. »
« Vous engagerez-vous envers nous pour la vie ? » demandent-elles. A quoi il répond : « Oui, avec joie. » Et d’exprimer ses sentiments dans un gai dialogue poétique, parlant à la fois pour lui et pour elles :
lui : Mais vous dites être
Les filles d’un pêcheur ? Pourtant vos allures révèlent Que vous êtes de noble naissance.
elles : Sur le fleuve Tamashima
Ici vers le haut de son cours se trouve notre maison.
Mais par timidité
Nous ne vous avons pas dit où.
lui : Sur le fleuve de Matsura Vous êtes à pêcher l ’ayu. Égayant les eaux peu profondes
hi no kotogoto
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