Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
aussi.
Tout à l’heure je pensais : « Il faudra donc que j’aille
chez l’hérétique pour voir mes enfants ! » C’est le bon
Dieu qui t’envoie !
Et elle m’embrassa.
Ensuite elle se dépêcha de défaire le maillot,
et voyant le petit être rose, gros, joufflu, avec des plis de bonne
santé tout autour des cuisses et des reins, son orgueil et sa joie
éclatèrent. Elle criait aux voisines :
– Hé ! Gertrude ? hé !
Marianne ! venez donc voir… venez donc voir le bel enfant…
Hé ! hé ! hé ! c’est comme un ange… Il ressemble à
notre Nicolas !
Et les bonnes femmes se dépêchaient
d’arriver ; et nous tous, le père, la mère, moi, les vieilles,
penchés sur le petit, comme des enfants autour d’un nid qu’on vient
de dénicher, nous riions, nous criions ; mais la voix de ma
mère s’élevait par-dessus les autres. Toutes ces vieilles édentées
faisaient des grimaces au petit, qui riait. Cela dura plus d’un
quart d’heure, et le vieux Saint-Hilaire vint aussi voir, en
boitant. Tous s’extasiaient de la santé, de la bonne mine de cet
enfant, car on peut bien se figurer qu’après cinq ans de misère et
de famine, on n’en voyait pas beaucoup de pareils aux Baraques. Ma
mère, orgueilleuse, disait :
– Tu es pourtant un bon garçon, Michel,
tu es pourtant un bon garçon d’être venu.
Mon père ne l’avait jamais vue de si bonne
humeur ; il me soufflait à l’oreille :
– Je te l’avais bien dit !…
hé ! hé ! hé !
Le seul chagrin de tout ce monde, c’était
qu’on ne pouvait pas donner de pommes et de poires au petit, qui
n’avait pas encore de dents.
Vers midi l’enfant s’étant mis à pleurer, ma
mère, malgré sa joie de le montrer à tout le monde, comprit qu’il
avait soif et qu’il était temps de le remporter. Elle le
remmaillotta en chantonnant, et vint avec nous jusque sur les
glacis, toute fière et heureuse de le tenir sur son bras.
J’aurais bien voulu la décider à venir jusque
chez nous, mais elle disait :
– Une autre fois, Michel, une autre fois…
plus tard.
Et le père me faisait signe de ne pas la
presser, parce que sa joie pouvait tourner en mauvaise humeur. Elle
ne vint donc pas encore et me remit l’enfant dans l’avancée en me
disant :
– Allez maintenant, et dépêchez-vous, car
le petit a besoin du sein.
Elle nous regarda jusque sous la porte de
France, et me cria deux fois :
– Tu reviendras, Michel ; tu
reviendras bientôt.
Je lui faisais signe que oui.
C’est ainsi que je me remis avec ma mère.
Marguerite fut satisfaite d’apprendre cette bonne nouvelle ;
elle en fut très contente pour moi. Tout était maintenant en ordre,
et j’espérais qu’un jour ou l’autre ma mère se déciderait
tranquillement à venir nous souhaiter le bonjour. Nous étions
d’accord pour ne jamais lui parler de ce qui s’était passé ;
lorsqu’on n’a rien d’agréable à dire aux gens, il vaut mieux se
taire, et puis il vaut aussi mieux oublier les misères de ce monde,
que d’y revenir sans cesse.
Nous avions bien assez de nouveaux ennuis
chaque jour, sans nous rappeler les anciens ! Ils ne nous
manquaient pas et les inquiétudes non plus ; en ces mois
d’août et septembre 1795, le danger qui, six semaines avant,
menaçait la Bretagne et la Vendée, se tournait de notre côté.
Depuis cinq mois l’armée de Sambre-et-Meuse, commandée par Jourdan,
et celle de Rhin-et-Moselle, sous les ordres de Pichegru, ne
bougeaient plus ; tout leur manquait : les armes, les
munitions, et même les chefs, destitués par le traître Aubry, qui
remplaçait Carnot au Comité de salut public.
On n’avait pas encore établi que la moitié des
contributions serait payée en foin, paille, orge, avoine, de sorte
que la république était forcée de tout payer avec les malheureux
assignats et d’en faire de plus en plus.
Nous bloquions Mayence sur la rive
gauche ; Wurmser et Clairfayt, sur la rive droite,
n’attendaient que l’occasion de nous envahir encore une fois. Les
récoltes finies, on pensa que nous allions avoir du changement, et
dans ce temps notre commerce s’étendit tout à coup d’une façon
extraordinaire. La ville fourmillait de soldats déguenillés, qui
filaient sur Strasbourg ; vous n’entendiez du matin au soir
que ce grand tumulte des troupes en marche : les tambours, les
trompettes, et puis le bruit des savates qu’on traîne par
bataillons et régiments ; les « Ho !
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