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Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte

Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte

Titel: Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erckmann-Chatrian
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se
dit :
    « Voilà notre homme ! »
    Malheureusement la république n’avait plus le
sou ; Cambon ne surveillait plus la caisse ; on tirait
des assignats par milliards, et personne ne voulait plus les
recevoir pour de l’argent. Tous les marchands élevaient leurs prix,
depuis que la loi du maximum n’existait plus ; la livre de
chandelle était à six francs, la livre de tabac à douze, et le
reste en proportion.
    À quelques lieues de chez nous, sur l’autre
rive du Rhin, les mêmes choses se vendaient au prix ordinaire. Au
lieu d’abolir les assignats, les royalistes de la Convention les
conservaient pour nous ruiner ; on n’a jamais vu de trouble
pareil dans le commerce, car les assignats ne pouvaient pas aller
sans le maximum. Aussi on ne saura jamais quelle contrebande se
faisait alors, d’autant plus que les Anglais arrêtaient sur mer,
sucre, poivre, café, etc. ; ces choses étaient hors de
prix ; les enfants n’en connaissaient pas la couleur. Nos
armées manquaient de tout : l’égoïsme, la filouterie, les
mauvaises mœurs descendaient du haut en bas. Vous rencontriez des
muscadins jusqu’à Phalsbourg, des imbéciles habillés à la victime,
la cravate blanche en entonnoir jusqu’au nez, un crêpe à leur
chapeau, parlant sans ouvrir la bouche, et vous regardant
par-dessus l’épaule avec des lunettes d’approche.
    Ils vous auraient fait du bon sang, si l’idée
ne vous était pas venue que de pareils champignons ne poussent que
sur le bois mort, et que la république en nourrissait par milliers.
Cinq ou six drôlesses, après avoir été déesses de la Raison ou de
la Nature, sous Robespierre, voulaient aussi se donner des airs de
victimes ; elles avaient des robes plates, en forme d’étui, et
des ceintures lâchées d’un air mélancolique ; mais on les
entendait rire et s’amuser tous les soirs à l’auberge du Cygne,
avec les mirliflores, les fils d’anciens gabelous, inspecteurs des
veaux, contrôleurs et botteliers des foins sous Louis XVI. Ces
bonnes pièces avaient même inventé de larges poches, qui leur
pendaient sur les talons et qu’on appelait des ridicules ;
elles mettaient là-dedans des poignées d’assignats, et leur
mouchoir brodé de larmes, pour signifier la désolation. Que les
gens sont bêtes, mon Dieu ! Quand on a vécu seulement soixante
ans, le souvenir de toutes les sottises qu’on a vues défiler devant
soi vous renverse ; on ne croit plus que c’était possible.
    Le pire, c’est qu’une foule d’anciens moines
et curés du roi revenaient, regardant à droite et à gauche, à la
manière des rats qui sortent de leur trou, lorsque la nuit
approche, et qu’ils osaient affronter nos curés patriotes, comme
monsieur Christophe de Lutzelbourg.
    Ce brave curé Christophe n’avait pas quitté le
pays depuis cinq ans ; il avait toujours vécu de son travail,
sculptant des meubles et tenant son école, sans rien réclamer de la
république. Il achetait maintenant chez nous ses petites provisions
et regrettait bien de n’avoir pas vu Chauvel à son dernier
passage.
    Mais de toutes ces choses lointaines, ce qui
me touche le plus quand j’y pense, c’est la vie que nous menions
dans ce grand trouble ; les premières joies de notre petit
Jean-Pierre, les soucis de Marguerite pour l’enfant. Quel amour que
celui d’une mère !… Comme tout l’inquiète ! Elle n’a plus
de repos ni jour ni nuit ; le moindre cri l’éveille ;
elle se lève, elle console le pauvre petit être ; elle chante,
elle rit ; elle le berce et le promène ; à sa moindre
maladie, elle le veille ; et cela des semaines et des mois,
sans jamais se lasser. Ah ! combien ce spectacle vous rend
meilleur et vous fait encore mieux aimer les parents !
    Depuis la naissance de notre petit
Jean-Pierre, j’avais vu deux ou trois fois, dans l’ombre de la
vieille halle, en face, ma mère qui regardait notre maison de
loin ; elle était là, sous les vieux piliers, près de la
cassine du savetier Turbin, tout attentive, ses cheveux gris
fourrés sous la cornette, et sa pauvre robe de toile tombant en
franges sur les sabots ; elle me paraissait bien vieillie. Et,
la voyant ainsi par nos petites vitres, mon cœur s’était
serré ; j’avais couru sur la porte pour l’appeler, la prier
d’entrer ; mais au même instant elle s’était sauvée,
descendant le petit escalier derrière, dans la rue du
Cœur-Rouge,
et je ne l’avais plus trouvée

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